indépendants précaires

Mieux « protéger » les indépendants précaires ?

Les travailleurs indépendants ne font en principe pas partie du « public »classique des organisations syndicales. Toutefois, cette situation évolue en raison de l’émergence inquiétante du nombre d’indépendants précaires. Pour Estelle Ceulemans, Secrétaire générale de la FGTB Bruxelles, il faut réclamer une meilleure protection pour ces travailleurs.Mais il faut aussi éviter d’ouvrir la voie à une officialisation des sous-statuts et d’encourager la tendance actuelle à des formes de travail « informelles ». Rencontre.

Estelle Ceulemans
Estelle Ceulemans

Ensemble ! : La CSC a décidé de fédérer les freelancers, ces « petits » indépendants qui travaillent à leur compte, et de défendre leurs intérêts, via le service United Freelancers. Rien de tel du côté de la FGTB : pour quelles raisons ?

Estelle Ceulemans : Il est inexact de dire que rien n’est fait, du côté de la FGTB, en faveur de ces indépendants précaires : la « FGTB plateforme » (1) informe les travailleurs des plateformes de leurs droits, et les invite à se manifester auprès de notre syndicat (lire l’encadré).

« Travailleurs de plateformes.be » de la FGTB

Voici ce que l’on peut lire sur la page www.fgtbplateforme.be de la FGTB :

« Nous ne sommes pas contre le progrès technologique sur le marché du travail, mais en tant que syndicat, nous devons rester vigilants quant aux éventuels risques générés par l’évolution digitale (du marché du travail). Nous devons convertir les innovations technologiques en des opportunités pour le marché de l’emploi et les travailleurs.
Le recours accru à l’externalisation et le fait d’imposer davantage le statut de “free-lance” à des travailleurs, met en péril la protection sociale des travailleurs. Le travail salarié offre encore toujours la meilleure protection en matière de droit de travail et de sécurité sociale.
Voilà pourquoi nous voulons représenter, protéger et aider au mieux les travailleurs de plateformes. Même si vous êtes occupé dans l’économie collaborative, vous devez pouvoir bénéficier d’une protection sociale et vos droits du travail doivent être respectés. »

Un service uniquement réservé aux travailleurs des plateformes ?

Ces travailleurs sont en effet particulièrement précaires : ils sont rémunérés à la tâche, comme au 19è Siècle, ne bénéficient d’aucune protection sociale, d’aucune indépendance économique, et sont pieds et poings liés à leur « employeur ». Nous nous préoccupons de leur sort, et aussi de l’évolution négative du marché de l’emploi, liée à la digitalisation du travail. Le département de la CSC auquel vous faites allusion ciblait lui aussi, initialement, ces travailleurs des plateformes. La position de la FGTB par rapport à la situation de ces travailleurs, c’est que, beaucoup d’entre eux se situent dans un lien de subordination qui le lie à leur « employeur » ; leur activité devrait dès lors légalement être requalifiée d’activité salariée.Cela afin de leur ouvrir l’accès à la protection des travailleurs salariés au niveau du droit du travail, de la protection contre les accidents de travail ou de la sécurité sociale.

La cible de United Freelancers est beaucoup plus large que les seuls travailleurs des plateformes…

Mon sentiment est que l’initiative de la CSC est plutôt de l’ordre du prosélytisme et que l’objectif est d’attirer ces travailleurs plutôt que de les fédérer pour revendiquer une meilleure protection sociale et du travail. Pour des raisons historiques, le syndicat n’affilie en principe que les travailleurs salariés parce qu’ils sont les seuls pour lesquels nous pouvons négocier des accords collectifs ou fournir des services syndicaux comme le conseil juridique ou le paiement d’allocations de chômage.Si, demain, nous envisagions de représenter aussi les travailleurs non-salariés, cela poserait d’importantes questions sur ce que nos affiliés sont en droit d’attendre en contrepartie de leur cotisation. Qu’avons-nous à leur offrir en termes de combat pour augmenter leurs revenus ou en faveur de leur protection juridique ? Il faut évaluer honnêtement quelles prestations nous pouvons leur offrir, en tant qu’organisation syndicale, avant de tenter de les attirer…

Le champ de l’action syndicale ne gagnerait-il pas à être repensé, élargi ?

Très certainement mais il faut aussi être cohérent. Le cœur de notre métier de syndicalistes, notre ADN, c’est la défense du travail salarié. C’est-à-dire des travailleurs qui sont dans une dépendance sociale et économique par rapport à un employeur. En se contentant de fédérer ces indépendants (très) précaires et les autres sous-statuts, on court le risque d’encourager la tendance actuelle qui pousse le travail à devenir de plus en plus « informel » ? Dans beaucoup de pays, les petits boulots sont la règle : pas de protection sociale, pas de contrat de travail clair, pas de cotisations à la Sécu, donc pas de Sécu. Nous ne voulons pas de ce type de société. Nous refusons les sous-statuts – étudiants jobistes, flexijobs, travailleurs autonomes, travailleurs occasionnels, travailleurs de plateformes qui se cachent derrière une soi-disant économie « collaborative », etc.– derrière lesquels se cache, en réalité, du dumping social.Pour nous, pas question d’accepter passivement cette tendance au moins-disant social. Notre rôle reste la défense des travailleurs. Y compris ceux qui, aux abois, sont poussés hors du chômage et obligés d’accepter n’importe quoi pour améliorer leur sort, participant ainsi – à leur corps défendant – à cette précarisation du travail.

Ces travailleurs aux abois ne « méritent » donc pas d’être protégés ?

Tels ne sont évidemment ni mon propos, ni ma pensée ! Je suis bien consciente que de plus en plus de gens se retrouvent dans cette situation sans l’avoir véritablement choisie, et sans bénéficier des avantages de l’autonomie que leur statut est censé leur procurer.On doit organiser et défendre ces travailleurs précaires. Mais il faut le faire à l’intérieur d’un cadre bien clair et mûrement réfléchi. Il faut que les syndicats trouvent leurs marques par rapport à ces situations qui ne sont pas nouvelles mais prennent de plus en plus d’ampleur. Si les syndicats se contentent de « récupérer » les indépendants précaires, les sous-statuts, cela ne permettra pas à ces travailleurs précarisés de quitter ce statut précaire et leur bullshit job : on ne fera que mettre un emplâtre sur une jambe de bois.

Un emplâtre : ne serait-ce pas un mieux par rapport à une plaie ouverte ?

Vous pouvez penser que « nécessité fait loi » et qu’on ne peut échapper à cette fatalité…. Heureusement que nous ne sommes jamais résignés ainsi au cours de l’histoire. Permettez-moi une réflexion un peu plus « méta ». Si on accepte ces statuts précaires en leur offrant une protection au rabais, le risque est est que les entreprises aient de plus en plus les coudées franches pour recourir à ce type de sous-statuts, avec la conscience d’autant plus tranquille que la situation de ces travailleurs s’ « améliore » depuis que la Smart ou d’autres coopératives d’activités se chargent – moyennant rétribution évidemment – de l’encadrement administratif et social de ces (sous-)travailleurs. Ou alors, à l’inverse, les plateformes risquent de se détourner des travailleurs qui sont « hébergés » sous contrat de travail chez Smart, car cela devient plus contraignant pour elles. Et qu’a-t-on observé durant la crise du Covid : ces travailleurs se sont retrouvés sans boulot, sans rien : ni allocation de chômage temporaire, ni droit passerelle des indépendants. Il faut donc veiller à avoir une réflexion globale, sinon on participe à la précarisation globale du travail. L’enfer est pavé de bonnes intentions…

C’est donc le serpent qui se mord la queue : améliorer de sort de ces indépendants précaires, c’est les installer dans la précarité…

A mon sens, la vraie question à se poser est celle-ci : pourquoi tant de travailleurs acceptent-ils ces jobs de merde et ces sous-statuts ? La réponse est simple : parce que la vague néolibérale a ébranlé le contrat social mis en place au sortir de la Seconde Guerre mondiale et a imposé le dumping social en prétextant qu’il était impossible de faire autrement, que le salariat classique devenait impayable, etc. En multipliant les sous-statuts, le gouvernement Michel a terriblement accéléré ce phénomène et affaibli la Sécurité sociale basée sur la solidarité collective. On se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins : en raison de cette précarisation galopante, le contrat social de 1944 n’est plus totalement adapté à la réalité d’aujourd’hui. Il faut donc l’actualiser ou en envisager un nouveau.
Le moment n’est-il pas venu d’imaginer un statut unique, c’est-à-dire les mêmes droits et les mêmes obligations pour les salariés et les indépendants ? Est-ce que cela ne permettrait pas d’enrayer cette précarisation des emplois ?
Permettez-moi de rappeler que ce statut unique a été mis sur la table, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais que les représentants des indépendants n’en ont pas voulu. Et laissez-moi préciser encore ceci : depuis le début des années 2000, la protection des indépendants s’est bien améliorée, notamment sous l’impulsion de Sabine Laruelle (NDLR : ministre MR des Classes moyennes et des Indépendants au sein du gouvernement Verhofstadt II, et puis des PME et des Indépendants au sein du gouvernement Leterme). Elle a revalorisé la pension de base, les allocations familiales, intégré les « petits risques » dans l’assurance santé, etc. Toutefois, la grande majorité de ces nouveaux droits n’a pas été financé par le régime des indépendants via une adaptation des cotisations, mais par un financement public venant de recettes fiscales…. donc de vous et moi. Cela étant dit, oui, le moment est peut-être venu de rediscuter d’un statut unique. Mais si on plaide en faveur des mêmes droits pour tous, alors il faut aussi se poser la question du financement de pareille mesure.

La question du coût semble davantage vous préoccuper lorsqu’on parle de la protection sociale des indépendants que lorsqu’il s’agit de celle des salariés…

Effectivement ! Si l’on veut revoir les termes de ce contrat social, il faut l’envisager sous toutes ses différentes facettes. Car, qui dit « protection similaire » dit, aussi, obligations réciproques et à hauteur égale. Or je ne suis pas sûre que tous les indépendants verraient d’un bon œil l’idée de contribuer davantage au financement de la Sécu. Savez-vous que le régime de la Sécurité sociale des indépendants est financé pour plus de 40% par des moyens publics contre 25% pour les salariés ?!Celui des salariés est majoritairement financé via ce que nous appelons le salaire différé : les cotisations sociales des employeurs et des travailleurs, qui représentent respectivement 25% et 13,07% du revenu.
Le système de cotisation des indépendants, c’est une « solidarité à l’envers » : sur la première tranche des revenus des indépendants, la cotisation sociale est de 20,5% puis de 14,16% sur la deuxième tranche, et ensuite c’est plafonné. Les « petits » paient donc davantage que les « gros » ; plus vous gagnez, moins vous payez.

Cet interview porte justement sur ces « petits », dont la réalité est très différente de celle des « gros » !

D’accord, c’est justement pour cela qu’il faut revoir ce système de cotisations pour créer plus de solidarité au sein même du système des indépendants. Par ailleurs, il y a un autre point que je voudrais préciser. Les cotisations sociales sont calculées sur la base du revenu professionnel. Or, cette notion de revenu n’est pas la même pour un salarié ou un indépendant. Quand on est indépendant et qu’on commence à payer ses cotisations sociales, on a déjà vécu avec une partie de ses revenus car pas mal de dépenses passent en frais professionnels. Un jour, alors que j’étais allée acheter des cartables pour mes enfants, le vendeur m’a demandé si je désirais une facture. Je caricature peut-être, mais à peine. Donc, si on veut harmoniser les statuts, en plus des cotisations, il faudra aussi harmoniser les notions de salaire : il faudra mettre toutes les cartes sur la table. Et, je le répète : je ne suis pas sûre que les indépendants soient tous preneurs. En tout cas, ce n’est pas la position défendue par les organisations professionnelles qui représentent traditionnellement les indépendants (à savoir UCM et Unizo).

Une plus grande uniformisation des droits sociaux entre travailleurs indépendants et salariés permettrait donc d’éviter les effets pervers du dumping social, du recours aux « faux indépendants » pour payer moins de cotisations sociales patronales…

Lutter contre ces phénomènes que vous évoquez, et qui sont de réelles plaies sociétales, passe par la construction d’un rapport de force politique. Et pour commencer, il faut restaurer une véritable concertation sociale en Belgique ! Il faut lutter contre l’affaiblissement de notre système de Sécurité sociale – qui s’accélère avec la digitalisation du travail -, et contre cet effet d’entraînement vers le bas des conditions de travail de tous les travailleurs. Le rôle de la FGTB est d’alerter sur le dérapage qui est en train de se produire, et de lutter pour que cela cesse. De partout, on attaque la protection sociale des travailleurs salariés, dépeinte comme un luxe impayable. De partout, on favorise les sous-statuts, les « sous-travailleurs », qui bossent sans compter et sans aucune protection. Il s’agit là d’un tournant très inquiétant, qui pose la question de fond suivante : dans quelle société voulons-nous vivre ? Désirons-nous garder une haute protection sociale ou détricoter la Sécu ? Et si nous désirons augmenter cette protection sociale, souhaitons-nous sincèrement, tous -indépendants comme salariés -, la financer ensemble ?

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