Forem

« Cet avant-projet de décret ne répond pas à nos attentes »

Anne-Hélène Lulling, la Secrétaire générale de l’Interfédé, exprime l’opposition du secteur des Centres d’insertion socioprofessionnelle wallons au projet actuel de décret réformant l’accompagnement des chômeurs.

« Certaines de nos demandes ont été prises en considération, comme le fait que les CISP soient reconnus en tant que « partenaires » du Forem et non pas seulement comme des « tiers » sous-traitants. »

Composée de cinq fédérations qui œuvrent en vue de l’accès à la formation et à l’emploi de tous (ACFI, AID, ALEAP, CAIPS Lire et Écrire – Wallonie), l’Interfédé représente le secteur des Centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) en Wallonie dans toute sa diversité, soutient et coordonne leur action. Ces CISP offrent des services d’orientation professionnelle, des formations de base (alphabétisation, français langue étrangère, remise à niveau…) et des formations à un métier, qui s’adressent à des adultes faiblement scolarisés, principalement demandeurs d’emploi. Les 153 centres agréés en Wallonie forment environ 15.500 stagiaires chaque année. Près de 2.000 personnes travaillent dans ce secteur. L’Interfédé a notamment la mission de relayer leurs préoccupations dans les instances de concertation et de représenter le secteur auprès des interlocuteurs politiques. Dans le mémorandum que l’Interfédé avait publié en vue des élections de mai 2019, celle-ci demandait notamment de « dissocier l’accompagnement des demandeurs d’emploi et le contrôle de la disponibilité, en évitant la transmission d’informations préjudiciables d’un service à l’autre du Forem, afin de permettre l’installation d’une relation de confiance entre le stagiaire et le CISP » (1). En juin 2019 encore, l’Interfédé et le secteur organisaient un rassemblement devant le gouvernement wallon pour exprimer leur opposition à la volonté du ministre de l’Emploi de l’époque (M. Jeholet, MR) d’imposer aux CISP de signer un contrat de coopération avec le Forem les obligeant notamment à lui transmettre des informations relatives à leurs stagiaires et ce alors que « l’étanchéité entre le service d’accompagnement et de contrôle n’était pas garantie » (2) et qu’elles craignaient donc que ces informations puissent se retourner contre leurs stagiaires. L’Interfédé critiquait alors le projet de « dossier unique du demandeur d’emploi » qui, tel que conçu par le Forem et M. Jeholet, serait, disait-elle, « davantage un instrument de traçabilité et de sanction qu’un véritable outil d’orientation et d’accompagnement du demandeur d’emploi » (3).

« L’objectif de la direction du Forem à terme serait à terme d’accompagner tous les demandeurs d’emploi sous forme numérique et à distance ».

Face à la mobilisation et en affaires courantes, le ministre Jeholet avait dû reculer sur ce point, mais le projet de décret aujourd’hui porté par la ministre Morreale (PS) reprend, au carré, les projets de son prédécesseur sur ces sujets et leur donnerait une base légale. Le projet de décret accentue en outre la subordination des CISP dans leur relation au Forem et risque de mettre l’ensemble des partenaires du Forem en difficulté. Le paradoxe serait qu’un gouvernement (PS-MR-Ecolo), censé se situer à gauche du gouvernement précédent (MR-cdH) réalise des réformes auxquelles le mouvement social avait réussi à faire obstacle sous la législature précédente. Il n’est dès lors pas étonnant que, dans l’entretien qu’elle nous a accordé (ci-dessous), la Secrétaire générale de l’Interfédé, Anne-Hélène Lulling, évoque « une réforme qui est actuellement menée dans la précipitation, sur base d’une réflexion insuffisante et parfois dans le non-respect des partenaires ». Ses critiques touchent la plupart des points essentiels du projet de décret : la confusion de l’aide et de l’évaluation, ses craintes que la réforme « s’axe sur la réalisation d’une prétendue objectivation de la situation des demandeurs d’emploi après quelques tests sommaires, dans laquelle le côté humain et les attentes des demandeurs d’emploi pourraient être écartés », l’insuffisance des moyens prévus, tant pour le Forem que pour ses partenaires, par rapport à l’objectif annoncé de réaliser un accompagnement de tous les demandeurs d’emploi, la volonté inscrite dans le projet de décret de privilégier l’accompagnement en ligne et à distance, etc.

Anne-Hélène Lulling, Secrétaire générale de l'Interfédé : « Une réforme menée sur base d’une réflexion insuffisante »

« Nous pousser à agir comme des agents de normalisation »

En septembre 2019, Eric Albertuccio, président de l’Interfédé, écrivait cet édito prémonitoire : « (…) Les CISP, en tant qu’acteurs de services au public, ont une responsabilité importante à maintenir une vigilance accrue vis-à-vis des processus “d’insertion”. À veiller à ce que nos dispositifs d’accompagnement demeurent des actions d’affiliation, d’inclusion et non des vecteurs participant aux mécanismes de disqualification. La lutte collective que nous avons menée ce printemps contre la version du contrat de coopération qui nous était imposée et contre le nébuleux projet de dossier unique du demandeur d’emploi qui y est lié, participe à ces processus de vigilance et de résistance que nous devons mener. La question du dossier unique est exemplative de la marche en avant de notre société vers son inadaptation accrue. La numérisation des services est pensée à partir de principes de rationalisation, de contrôle et d’optimalisation, avec à la clé les privations de liberté que cela suppose. Elle est pensée au départ des compétences maîtrisées par une minorité instruite, en ignorant les besoins et compétences des autres composantes de la société, avec en bonus, la privation de droits (d’accès aux services) que cela induit. Enfin, cette dématérialisation enfonce le clou de la mise à distance des citoyens vis-à-vis des services publics, d’une part, et des citoyens entre eux, d’autre part. Nous générons progressivement une société “sans contact” dans laquelle le sens de la solidarité peine de plus en plus à s’exprimer.

En cette rentrée sociale et politique, nous devons faire le constat que les majorités gouvernementales qui se dessinent (tant au fédéral qu’en Région wallonne) ne donnent aucune garantie de rencontrer nos préoccupations pour une société inclusive. Il y a des risques que la pression soit à nouveau forte sur notre secteur pour nous pousser à agir comme des agents de normalisation et non des acteurs d’émancipation. Nous devons donc croire en notre capacité d’action collective pour à la fois résister à ces pressions et continuer à construire des projets innovants et créatifs, vecteurs d’émancipation et d’inclusion. ».

in Édito de L’essor, la revue trimestrielle du secteur de l’insertion socioprofessionnelle, n°89, 3e trimestre 2019.

Ensemble ! : L’avant-projet de décret réformant l’accompagnement des demandeurs d’emploi répond-il aux attentes de l’Interfédé ?

Anne-Hélène Lulling (Interfédé): L’avant-projet de décret actuellement en discussion nous laisse à maints égards perplexes, à commencer par rapport à l’intitulé qui lui a été donné, qui mentionne « l’accompagnement orienté coaching et solutions des chercheurs d’emploi », ce qui nous paraît assez déconnecté tant des réalités que nous rencontrons que du contenu de ce texte. Cet avant-projet de décret adopté en seconde lecture ne répond pas aux attentes de notre secteur et de l’Interfédé, en tous les cas pas dans son état actuel. Nous avons remis un avis d’initiative critique à ce sujet au gouvernement wallon en juillet 2020, lorsque cet avant-projet a été mis à son ordre du jour en première lecture. Nous en avons encore remis un second au moment de la seconde lecture, en octobre 2020, commun avec d’autres partenaires de l’insertion et de la formation professionnelle. Nous sommes heureux d’observer que notre parole compte puisque certaines de nos demandes ont été prises en considération, comme le fait que les CISP soient reconnus en tant que « partenaires » du Forem et non pas seulement comme des « tiers » sous-traitants.

« Pour mettre en œuvre le projet de réforme annoncé dans de bonnes conditions il faudrait tripler les effectifs de conseillers du Forem »

Nous partageons l’idée qu’il faut réformer l’accompagnement et le contrôle des demandeurs d’emploi réalisé par le Forem ainsi que les intentions qui ont été initialement exprimées de fonder une telle réforme sur la participation pleine et entière des demandeurs d’emploi à leur projet de recherche d’emploi. Cependant, au-delà des bonnes intentions affichées, nous n’avons à ce stade pas reçu de garanties suffisantes que la réforme organisée par le projet de décret mettra effectivement en œuvre ce type de réorientation. Plusieurs éléments nous en font douter. L’un des objectifs annoncés de la réforme est que le Forem accompagne tous les demandeurs d’emploi, ce qui représente une augmentation considérable du public. Pour ce faire, la direction du Forem paraît tabler beaucoup sur l’accompagnement à distance par des canaux numériques. Or, ça ne nous paraît pertinent que pour une petite partie des demandeurs d’emploi, hautement diplômée et qualifiée, mais pour les autres un accompagnement présentiel en face à face avec un conseiller nous paraît indispensable, quitte à ce qu’il y ait un support numérique complémentaire par ailleurs. Nous estimons que la relation humaine doit rester essentielle dans l’accompagnement, alors que nous percevons que l’objectif de la direction du Forem, à terme, serait d’accompagner tous les demandeurs d’emploi sous la forme « numérique » et à distance. Aujourd’hui, on nous indique qu’il y a environ 500 conseillers du Forem qui font de l’accompagnement pour un public d’approximativement 80.000 demandeurs d’emplois qui y sont soumis selon les critères actuels. Il semble qu’il soit prévu qu’avec la réforme 170.000 demandeurs d’emploi devraient être accompagnés sous une forme présentielle. Or, les 500 conseillers actuels n’ont déjà pas le temps, en un quart d’heure ou une demi-heure tous les trois ou six mois, de réaliser un véritable accompagnement qui réponde suffisamment aux besoins des demandeurs d’emploi qu’ils accompagnent. Le Forem a bien annoncé qu’il allait engager 100 conseillers supplémentaires mais, outre que ces engagements visent également à faire face à l’augmentation du nombre de demandeurs d’emploi liée à la crise sanitaire, pour pouvoir mettre en œuvre le projet de réforme annoncé dans de bonnes conditions, c’est plutôt à un triplement des effectifs de conseillers du Forem qu’il faudrait procéder. En effet, pour qu’un accompagnement puisse être fondé sur la participation effective des demandeurs d’emploi et à partir des besoins et problèmes qu’ils identifient eux-mêmes, il faut pouvoir les accueillir, créer un climat de confiance, avoir du temps pour les écouter et pour discuter avec eux. Or le gouvernement wallon est loin de s’engager à procéder à une augmentation des effectifs qui permette de telles démarches et un tel élargissement du public. Nous avons dès lors des doutes que l’accompagnement qui serait mis en place dans ces conditions puisse réellement correspondre aux intentions participatives initialement affichées.

« Pour qu’un accompagnement puisse être fondé sur la participation effective des demandeurs d’emploi, il faut pouvoir les accueillir et avoir du temps pour les écouter »

Nous craignons que la réforme s’axe sur la réalisation d’une prétendue « objectivation » de la situation des demandeurs d’emploi après quelques tests sommaires, dans laquelle le côté humain et les attentes des demandeurs d’emploi pourraient être écartés. Faire remplir un questionnaire à un demandeur d’emploi pour le rattacher à l’une ou l’autre catégorie préformatée, liée à des actions préformatées, suivies par un programme informatique… ça nous paraît une approche beaucoup trop simpliste de la mise à l’emploi qui ne correspond pas à la complexité des situations, aux besoins de soutien et à la réalité des demandeurs d’emploi wallons que nous rencontrons. L’accompagnement numérique que l’avant-projet de décret et la direction du Forem entendent promouvoir comme la modalité d’accompagnement privilégiée ne pourront pas offrir la qualité d’accompagnement nécessaire, en particulier pour nos publics. Nous pensons qu’au contraire la forme d’accompagnement présentielle en vis-à-vis devrait être privilégiée et l’accompagnement numérique ne devrait intervenir que par dérogation ou en complément. La différence d’approche de cette question illustre la différence de perception de la réalité des demandeurs d’emploi qu’ont les opérateurs de terrain d’une part et la direction du Forem de l’autre. Différentes formulations évoquant la « pleine participation » des demandeurs d’emploi à leur accompagnement ont été ajoutées dans la version de l’avant-projet de décret adoptée en seconde lecture ou dans ses commentaires. Leur portée réglementaire et effective reste cependant extrêmement floue et cela ne constitue en rien des gages suffisants que la réforme irait effectivement dans ce sens.

« Les CISP ne veulent pas participer à cette dynamique »

Quant à la problématique du contrôle, le projet de réforme ne nous rassure pas vraiment à ce stade. Le Forem souhaite donner des garanties en parlant d’évaluation plutôt que de contrôle, en fusionnant partiellement cette mission avec celle de l’accompagnement pour limiter le nombre de sanctions. Son leitmotiv est l’expérience du VDAB en Flandre qui enregistre moins de cas d’exclusion du chômage. Nous restons toutefois sceptiques sur cet aspect alors que les possibilités réelles de recours du demandeur d’emploi sont fortement limitées, son accompagnement, par les organisations syndicales par exemple, tout au long de son parcours n’est pas prévu. Comment créer une relation de confiance et de qualité entre le demandeur d’emploi et son conseiller Forem attitré, si ce dernier est celui qui transmettra les informations au service contrôle qui permettront de le sanctionner et le cas échéant de l’exclure ! Les CISP ne veulent pas participer à cette dynamique.

Est-ce que cela a un sens d’accompagner, comme le prévoit la réforme, une ou deux heure(s) par an et pendant des années des demandeurs d’emploi fort « éloignés » du marché de l’emploi en faisant le point sur la réalisation de leur « plan d’action » ?

Pour ce type de public, le conseiller du Forem doit être en mesure de réorienter les demandeurs d’emploi vers les partenaires susceptibles de leur apporter une aide conséquente répondant au mieux à leurs besoins et une véritable prise en charge qui vise à terme leur (ré)insertion socioprofessionnelle. La spécificité de ces partenaires est de prendre en compte la personne dans sa globalité et de lui offrir une approche intégrée comme par exemple le font les opérateurs d’alphabétisation. Or le nombre de places disponibles pour ce type de formations ou d’accompagnements avec une dimension à la fois sociale et professionnelle est limité. Si le gouvernement intensifie l’accompagnement de ce public, la question des moyens nouveaux à mettre à disposition des partenaires se posera nécessairement. A ce stade, rien n’indique pourtant que le gouvernement wallon l’ait prévu. J’ajoute que notre secteur souhaite que les demandeurs d’emploi qu’il accueille s’inscrivent aux formations sur une base réellement volontaire et non imposée ou prescrite par le Forem. C’est pour nous un gage de la qualité et du sens des formations que nous dispensons. Enfin, il faut ajouter que les offres d’emploi réellement accessibles pour un public peu diplômé, parfois âgé et qui n’est plus à l’emploi depuis un certain temps ne sont pas forcément nombreuses. Le projet de réforme ne prévoit guère de perspectives en la matière et est donc déséquilibré de ce point de vue. Les employeurs doivent aussi être responsabilisés quant à l’insertion du demandeur d’emploi sur le marché du travail. Nombre d’entre eux émettent des exigences à l’engagement qui sont trop élevées par rapport aux postes proposés et excluent de ce fait le public moins diplômé. Les conditions de travail offertes pour ces emplois peu qualifiés sont parfois précaires et pénibles et donc très peu attrayantes. Développer l’activation de ces demandeurs d’emploi sans s’attaquer à ce type de questions ne répondra que très partiellement aux enjeux d’insertion sur le marché du travail des publics éloignés de l’emploi.

A vous entendre, l’avant-projet de décret adopté par le gouvernement wallon ne se fonde pas sur une large écoute et prise en compte des avis des acteurs de terrain concernés, hormis la direction du Forem…

En effet, nous avons été entendus sur quelques points, comme le fait que les CISP soient reconnus en tant que partenaires, mais à ce stade nous sommes fondamentalement insatisfaits de cet avant-projet de décret. C’est une réforme qui est actuellement menée dans la précipitation, sur base d’une réflexion insuffisante et parfois dans le non-respect des partenaires. Il n’y a non seulement pas eu d’études préalables qui ont été réalisées en amont (par exemple pour évaluer l’impact de la digitalisation et ses économies d’échelle présupposées) mais nous n’avons pas non plus été entendus dans notre demande que l’avant-projet de décret prévoie de mettre en place une évaluation sérieuse et régulière de ses effets en aval. Tout au plus est-il prévu qu’un chapitre y soit consacré dans le cadre de l’évaluation du contrat-programme du Forem. Ce type d’évaluation de l’action du Forem et de l’ensemble de la réforme par le Forem lui-même et sans la participation de ses partenaires ne répond pas à nos attentes en la matière. Nous ne baissons cependant pas les bras. Si le gouvernement wallon n’entend pas nos critiques et nos attentes, nous nous tournerons vers les élus lorsque le texte sera discuté au parlement. Nous demanderons également à défendre notre point de vue dans le cadre de la rédaction des arrêtés de gouvernement, car sur de nombreux points l’avant-projet de décret prévoit que c’est par ce biais que cette réforme sera organisée.

Nous venons d’apprendre que le passage de l’avant-projet de décret en troisième lecture au gouvernement wallon est reporté et que le cabinet de la ministre Morreale, en charge de cette réforme, va reprendre les consultations de partenaires. Gageons que ces nouvelles concertations pourront encore avoir un impact majeur sur le texte de la réforme. Pour que celle-ci soit une véritable réforme de l’accompagnement qui ne soit pas une énième réforme cosmétique ou à tout le moins strictement organisationnelle mais bien une réforme qui porte réellement ses fruits en termes d’insertion socioprofessionnelle, ce qui doit finalement être le seul et unique objectif, les ingrédients sont les suivants : du courage politique, des moyens disponibles et un engagement concerté et loyal des parties prenantes chargées de la mise en œuvre de la réforme. L’Interfédération des CISP est à pied d’œuvre depuis le début. Elle n’entend pas lâcher la garde et fera encore, tant que c’est possible, entendre sa voix…

(1) Interfédé, Memorandum 2019 du secteur des CISP, in l’Essor octobre 2018.

(2) Interfédé, Communiqué de presse, Les Centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) menacés et mis au chantage par leur ministre de tutelle.

(3) ibid.

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