logement

Une expérience pionnière mais solidement étayée

Outre ses enseignements tristement instructifs, un autre aspect très intéressant de l’étude de la VUB est l’explication par les deux auteurs de leurs postulats de base, des diverses « écoles » scientifiques dont ils se sont inspirés et des hypothèses qu’ils ont cherché à vérifier.

Les "focusing events", comme les attentats, peuvent subitement mettre certaines questions à l'agenda politique
Les "focusing events", comme les attentats, peuvent subitement mettre certaines questions à l'agenda politique

Ce volet « conceptuel » constitue l’un des apports les plus inspirants de leur travail, cherchant cette fois à expliquer les causes et les formes de cette discrimination, et permettant ainsi de dépasser les seuls constats « éplorés » et/ou « indignés », pour identifier les ressorts essentiels de ce phénomène. Condition sine qua non si l’on veut dégager des pistes pour le combattre, selon le bon vieux principe : comprendre pour (ré)agir. Pour ce faire, Pieter-Paul Verhaeghe et Abel Ghekiere ont fondé leur démarche sur quelques-unes des avancées théoriques les plus largement validées dans le domaine de la recherche sur les préjugés et discriminations (racistes mais aussi sexistes, homophobes…), relatives à l’origine de ceux-ci, à la forme qu’ils peuvent prendre, et aux conditions plus particulières dans lesquelles ils peuvent connaître de véritables flambées, etc.

Les situations de crise, propices à la résurgence brutale de vieilles psychoses

Et notamment, la façon dont ce que la sociologie anglo-saxonne appelle des « focusing events » (1) (« événements marquants » en français), soit des faits de l’actualité dramatiques, majeurs et imprévus, produisant un effet littéralement effroyable, et déstabilisant… peuvent subitement mettre certaines questions et enjeux au jour, à la une des médias, et donc à l’agenda politique. Cela, en jouant un rôle de puissant catalyseur et accélérateur de pulsions populaires massives, de réactivation brutale de vieux « réflexes », d’ordinaire présents mais assumés moins ouvertement, enfouis dans le subconscient collectif…

C’est, typiquement, ce qu’on constate lors de grandes catastrophes naturelles ou industrielles, d’attentats, d’affaires bouleversantes (on songe au traumatisme des tueurs fous du Brabant, de l’affaire Dutroux, du scandale de la dioxine, des attentats du 11 septembre 2001 à New-York ou ceux de 2015-2016 à Paris et Bruxelles)… Et, aujourd’hui, avec cette épidémie planétaire, d’une rare soudaineté et virulence – c’est le mot. Un éclairage très original, permettant de tirer des leçons qui vont bien au-delà de la simple question de la discrimination raciste dans le secteur du logement. Et qui, selon nous, pourraient très probablement être transposées dans bien d’autres domaines – ce que les chercheurs soulignent d’ailleurs eux-mêmes en conclusion, en incitant leurs collègues à s’inspirer de leur exemple pour élargir le champ de ce type de recherche. Le même cadre théorique pouvant parfaitement s’appliquer pour mesurer entre autres l’impact de la pandémie dans le secteur de l’emploi et de l’enseignement… Mais qui nous semble tout aussi pertinent dans le domaine de l’intolérance religieuse, avec la focalisation sur « les musulmans » – et singulièrement les musulmanEs, après les attentats islamistes. Ainsi que, il y a trente ans déjà, lors de la première guerre du Golfe, durant laquelle les sociétés de nettoyage des lieux de travail ont brusquement cessé de faire appel à une bonne part de leur personnel d’origine « arabo-musulmane », suspecté d’être un foyer de potentiels terroristes…

La théorie de l'identité sociale met en évidence les processus psychologiques impliqués dans le changement social
La théorie de l'identité sociale met en évidence les processus psychologiques impliqués dans le changement social

L’autre « distanciation sociale »

Cependant, selon les chercheurs, à leur connaissance, il n’y aurait pas encore à l’heure actuelle de théorie spécifique sur le rôle que des « focusing events » peuvent jouer en matière de discrimination ethnique. C’est pourquoi, pour étayer leur recherche, qui a avant tout une visée pratique et, selon leurs propres termes, reste à ce stade largement « exploratoire »… ils se sont appuyés par défaut sur les deux principales théories économiques visant à expliquer les phénomènes de discrimination : celle dite « taste based », que l’on pourrait traduire par « théorie des préférences » (parfois aussi qualifiée de « pure discrimination »), et celle de la « discrimination statistique ». Et, en complément, sur trois grandes écoles socio-psychologiques traitant de la même problématique : celles de « l’identité sociale », du « conflit réaliste de groupe » et de « la menace intégrée ».

La théorie de « l’identité sociale » (2) considère que les individus ont tendance à se classer, et à classer les autres, en catégories « ethniques » distinctes, selon une logique « eux et nous » (« autochtones/allochtones »), où les différences au sein de leur propre groupe sont minimisées, tandis que celles par rapport aux groupes étrangers sont inversement surestimées. Avec, on s’en doute, la propension à associer des caractéristiques positives aux membres de sa « communauté » (ou prétendue telle), et négatives aux personnes considérées comme n’en faisant pas partie. Ce qui entraîne une forme de favoritisme envers les premiers et, symétriquement, une ségrégation envers les seconds. C’est ce même processus que, cette fois dans le champ économique, on appelle la « discrimination pure », ou dite « des préférences ».

Les auteurs font pourtant remarquer qu’une des hypothèses de départ qu’ils avaient envisagée était au contraire que la pandémie, en tant que menace extérieure et collective affectant l’ensemble de la société, aurait pu avoir un effet « vertueux », faisant temporairement disparaître (ou du moins reculer significativement) ces divisions ethniques, au profit d’une sorte d’ « union sacrée » face à l’épreuve partagée. Mais ils soulignent que les études en matière de discrimination tendent hélas à prouver qu’une situation anxiogène telle que la survenue du Covid-19 aurait plutôt tendance à amplifier ces phénomènes de « rejet de l’altérité » et d’égoïsme de groupe, dans une logique du « chacun pour soi » et de protection exclusive des « siens ».

« Ces galeux, ces pelés, d’où venait tout le mal... »

Le concept de « discrimination statistique », quant à lui, désigne le phénomène qui consiste à « rejeter un ou plusieurs individus en raison de défauts qu’on lui/leur prête, parce que les membres de son groupe d’appartenance sont supposés – à tort ou à raison – avoir souvent ces défauts ». (3) Ce qui, dans le cas présent, incline à penser que les agents immobiliers se baseraient d’ordinaire sur ces caractéristiques « moyennes »… supposées des divers groupes ethniques (notamment la taille de leurs familles), pour sélectionner les candidats. Car, selon la formule capitaliste bien connue, le temps étant de l’argent, la recherche d’informations détaillées à leur propos représente un surcoût, que les agences cherchent à comprimer autant que possible. Aussi, bien que basée sur des généralisations abusives, une telle procédure standardisée (« stéréotypée », même, au double sens du mot) s’avère bien plus pratique et rapide pour effectuer un premier tri. Raccourci commode, a fortiori lorsque l’offre comme la demande sont particulièrement fortes, ainsi que ce fut le cas dès la fin du confinement, provoquant un surcroît de travail pour les agences.

Un calcul « coût/bénéfice » qui, de toute façon, jouait déjà depuis très longtemps contre les Belgo-marocains, considérés a priori comme des candidats locataires plus « problématiques », sur base de toute une série d’idées péjoratives et préconçues à leur propos, très anciennes et ancrées : familles plus nombreuses et « turbulentes », délinquance juvénile, statut socio-économique défavorisé… (sans même parler de l’islamophobie galopante), aboutissant souvent à leur exclusion d’office. Mais depuis l’arrivée du Covid-19, c’est plus vrai que jamais, car désormais convier un candidat à une visite du bien comporte toujours un risque de contamination, poussant évidemment les propriétaires et les agents immobiliers à limiter les rencontres physiques au minimum minimorum. Et donc à se montrer d’emblée beaucoup plus sélectifs… et « expéditifs » – un des premiers constats auquel sont arrivés les chercheurs. Dans un tel contexte, on y a déjà fait allusion dans l’article p. 4, un élément nouveau et bien plus récent a sans doute considérablement renforcé cette discrimination « statistique » à leur détriment : la rumeur alarmiste et non vérifiée, pourtant relayée par certains médias, qui a couru sur un risque plus élevé au sein de ce « groupe ethnique » d’avoir contracté le Cov-19.

Concurrence objective en situation de pénurie

La troisième école théorique, celle du « conflit de groupe réaliste », est elle aussi basée sur l’idée de compétition entre groupes d’origines ethniques différentes. Celle-ci postule en effet que lorsque, dans un contexte de rareté, plusieurs groupes cherchent à acquérir les mêmes ressources, cela conduit à une concurrence objective entre ceux-ci. Une situation qui contribue au développement réciproque de stéréotypes et de croyances négatives, et à une discrimination entre ces groupes. Voire à un conflit direct, lequel provoque alors en retour une véritable animosité, et peut même se muer en une confrontation permanente. (4) Or, les auteurs de l’étude estiment très plausible que le confinement ait accentué la rivalité entre candidats locataires, sur un marché très concurrentiel (un constat qui ressort de leur analyse de l’intensité des recherches sur les sites immobiliers Immoweb et Zimmo, les deux leaders du marché sur le Net).

Enchaînement pervers

Enfin, la théorie de la menace intégrée (5) identifie trois types de menaces que peut ressentir (à tort ou à raison) un groupe ethnique par rapport à un autre : la menace symbolique, les stéréotypes négatifs et l’anxiété intergroupes. Ce sont toutefois les deux derniers que les auteurs ont privilégié dans leur étude, comme facteurs ayant probablement eu la plus grande influence suite à la pandémie. Cela en se combinant dans un enchaînement pervers, selon un schéma très proche de celui décrit plus haut dans la partie sur la discrimination statistique.

Tout d’abord, les préjugés négatifs préexistants au sein du groupe dominant ont, on l’a vu, favorisé en son sein des spéculations douteuses sur le comportement potentiellement dangereux sous l’angle sanitaire de certains groupes ethniques minoritaires. Une « accusation » qui a dû provoquer une angoisse encore plus grande dans une bonne part du groupe majoritaire vis-à-vis de toute interaction avec ces derniers. Or, comme le souligne la théorie en question, la simple « perception » de menace peut suffire à provoquer une sorte de « stratégie d’évitement » et une volonté farouche de préserver l’ « entre-soi ».

Ce qui rappelle le fameux « sentiment d’insécurité » qui faisait la une des médias il y a trois décennies et, aussi subjectif et démesuré fut-il, servait déjà de puissant alibi pour l’adoption de politiques sécuritaires, à l’encontre des mêmes classes populaires et « dangereuses » – singulièrement, des « jeunes délinquants »… bien entendu « de type méditerranéen ». Plus spécifiquement, il est vraisemblable que ce soit le même mécanisme qui ait amené les agents immobiliers, ou les propriétaires eux-mêmes – les uns comme les autres majoritairement « blancs », soulignent les chercheurs – à éviter toute rencontre avec des candidats provenant de ces communautés stigmatisées.

Quatre hypothèses envisagées

En conclusion, selon les auteurs de l’étude, ce serait donc la combinaison d’une concurrence accrue, de stéréotypes négatifs colportés de longue date, et d’un sentiment de menace nouvelle ressenti par le groupe dominant, qui aurait abouti à ce renforcement de la discrimination ethnique sur le marché immobilier.

Cependant, se faisant les avocats du diable, ils soulèvent deux objections d’ordre logique. Tout d’abord, si l’on suit la théorie économique des « préférences » (« taste based »), les préjugés xénophobes sont très anciens, tout comme le traitement préjudiciable dont souffrent en conséquence depuis toujours nos compatriotes d’origine étrangère… et préexistaient donc largement à la pandémie. Dès lors, on aurait au contraire pu s’attendre à ce que le Covid-19 n’ait pas d’effet significatif sur la discrimination ethnique dans le secteur du logement, laquelle aurait en principe dû connaître un relatif statu quo.

Dans la foulée, les chercheurs signalent aussi une seconde éventualité qu’ils n’avaient pu exclure théoriquement : à savoir que, loin de se combiner et s’additionner ou au contraire de s’exclure mutuellement, les deux dernières hypothèses ci-dessus se « superposeraient », pour en quelque sorte se neutraliser. Autrement dit, que ce seraient grosso modo les mêmes groupes qui auraient fait l’objet à la fois de préjugés traditionnels et, depuis la propagation exponentielle du Coronavirus, d’une nouvelle phobie, cette fois sous l’angle sanitaire. Mais de ce fait, si cette dernière a certainement conforté, renforcé et en quelque sorte diversifié « qualitativement » ce comportement discriminatoire, là encore, cela n’aurait pas changé celui-ci du point de vue quantitatif (par définition, on ne peut pas être exclu deux fois de la même sélection).

Enfin, une quatrième hypothèse de départ avancée par les chercheurs était que l’impact de la pandémie aurait pu être différent, et même divergent, selon les groupes ethniques retenus dans l’enquête, n’accroissant pas (voire même diminuant) les comportements d’exclusion envers certains d’entre eux, alors qu’elle les aurait au contraire amplifiés à l’encontre de certains autres. Cela, justement en fonction des caractéristiques, négatives ou positives, attribuées respectivement (et arbitrairement) à ces divers groupes – soit typiquement selon le mécanisme précité de discrimination « statistique ».

Un CQFD qui laisse peu de place au doute

Restait à déterminer, à l’issue de l’étude comparative des deux enquêtes, menées l’une juste avant, et l’autre peu après l’irruption du Covid, laquelle de ces différentes hypothèses (ou lesquelles, en combinaison) allai(en)t l’emporter. On l’a vu dans l’article ici, c’est bien la première, celle de l’augmentation significative de la discrimination ethnique sur le marché locatif, provoquée par la pandémie… Mais agissant de façon différenciée et contradictoire, ainsi que les auteurs l’avaient également envisagé comme variante, dans la dernière possibilité retenue ci-dessus.

Une aggravation touchant en effet exclusivement les Belgo-marocains, voyant leur « score » négatif quasiment doubler. L’avant-dernière hypothèse, cette possible « neutralisation » de l’effet Covid, qui se serait juste « incorporé » à l’importante et préexistante discrimination, cette dernière restant stable en définitive… est donc clairement démentie. Ce qui laisse à penser au contraire que des candidats d’origine marocaine qui, en temps ordinaire, auraient néanmoins été sans doute acceptés, vu leur meilleur « profil » (notamment socio-économique), ont été cette fois-ci eux aussi « recalés », victimes d’un ostracisme encore plus généralisé. Tandis que, pour des raisons spécifiques, sans doute encore à confirmer et affiner, les Belgo-congolais ont inversement bénéficié de ce contexte : même si, comparée à l’accueil des candidats belgo-belges, leur propre discrimination n’a pas disparu pour autant, elle a quand même momentanément reculé presque des deux tiers (voir l’encadré ).

Quoi qu’il en soit, indépendamment de ces nuances, ces spécificités – et ces inconnues -, une chose est sûre : la pandémie a bel et bien réactivé la discrimination ethnique dans le secteur du logement… comme, nous en faisons le pari, dans tous les autres domaines de la vie en société !

(2)Développée par Henri Tajfel dans les années 1970, la théorie de l’identité sociale met en évidence les processus psychologiques impliqués dans le changement social. Tajfel intègre dans sa théorie trois processus fondamentaux : la catégorisation sociale ; l’auto-évaluation à travers l’identité sociale ; la comparaison sociale intergroupe. Ceux-ci permettent d’expliquer différentes formes de comportements groupaux, notamment les conflits intergroupes. La théorie de l’identité sociale est devenue l’approche dominante des relations intergroupes et est utilisée comme cadre de référence pour comprendre et expliquer des phénomènes collectifs tels que les émeutes, le hooliganisme ou la solidarité sociale. Source : Wikipédia. Voir aussi : Catégorisations sociales, stéréotypes et préjugés sur le site https://www.psychologie-sociale.com

(3) Parodi, Maxime. « De la discrimination statistique à la discrimination positive. Remarques sur l’inférence probabiliste », Revue de l’OFCE, vol. 112, no. 1, 2010, pp. 63-85.

(4) Sources : Wikipédia et Pour la Science

(5) Développée dans les années 2000 par Walter G. Stephan et Cookie White Stephan, la théorie de la menace intégrée (aussi appelée théorie de la menace intergroupe), met en évidence les processus qui entrent en jeu lorsqu’un groupe se sent menacé par un second, que cette menace soit réelle ou fantasmée. Les deux auteurs considèrent les perceptions de menaces comme une des causes majeures des préjugés. La théorie se focalise également sur les conditions menant à ces perceptions, qui à leur tour ont un impact sur les attitudes et le comportement des individus ainsi que sur ceux des groupes. Source : Wikipédia

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