dossier justice de la jeunesse

Dysfonctionnements systémiques

L’Aide à la jeunesse est-elle inefficace ? La faute au manque de moyens, entend-on souvent. Vrai : le pauvre budget alloué à l’Aide à la jeunesse prouve que le sujet est loin de se trouver en tête des priorités politiques. Et faux : les dysfonctionnements sont profonds, et systémiques. Comme dans un jeu de dominos, tout s’enchaîne de manière à faire capoter l’aide. Petit florilège non exhaustif.

Manque criant de moyens

Le budget total de l’aide à la jeunesse s’élève à 280 millions d’euros : « Totalement insuffisant », s’insurge Bernard De Vos, délégué général aux droits de l’enfant, au regard de l’ampleur de la tâche. » Cette somme est censée couvrir les coûts de fonctionnement du Service d’aide à la jeunesse (SAJ), du Service de protection de la jeunesse (SPJ), des placements en familles d’accueil ou en institution d’hébergement et en Institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ), des services de prévention, des Equipes mobiles d’accompagnement en famille (Ema), des services d’aide en milieu ouvert (Amo), etc.. « Le seul placement de jeunes en IPPJ coûte 150.000 euros par an », soupire Bernard Devos. Et encore, depuis la législature précédente, sous l’impulsion de Rachid Madrane (PS), le budget a augmenté de 40 millions d’euros : mais cela reste dérisoire au regard des besoins du secteur. » Et Bernard De Vos d’oser cette comparaison : « Le budget de l’enseignement obligatoire en Communauté française est de 6 milliards d’euros, dont quelque 350 millions consacrés au redoublement dont tout le monde sait qu’il est inutile. L’enseignement coûte très cher, et il est largement inefficace. La grosse majorité des jeunes pris en charge par le SAJ, ou le SPJ est en décrochage scolaire : l’école ne joue pas son rôle. Avec le peu de moyens dont il dispose, le secteur de l’Aide à la jeunesse ne peut pas être au four et au moulin, protéger les jeunes, les cadrer, pallier les insuffisances scolaires, etc. Le peu de moyens octroyés au secteur entraîne un travail de mauvaise qualité. »

Enquête du parquet défaillante

Lorsque l’aide consentie proposée par les Services d’aide à la jeunesse (SAJ) ne fonctionne pas, le SAJ envoie le dossier au procureur du roi (parquet), qui mandate un juge de la jeunesse après avoir diligenté une enquête préliminaire pour étoffer le dossier. Trop souvent, le parquet se base uniquement sur le rapport – sommaire – du SAJ, qui conclut à l’échec de l’aide consentie, point final, et sans autre précision. « Le juge hérite ainsi d’un dossier lacunaire, bâclé. Soit il émet un jugement sur cette seule base, et c’est prendre le risque d’une mauvaise décision, injuste, inefficace. Soit il ordonne une enquête sociale ‘‘avant dire droit’’, et mandate le SPJ pour étayer le dossier communiqué par le parquet. Tout cela représente une grosse perte de temps et d’énergie », se désole une avocate de la jeunesse.

Services de protection de la jeunesse débordés

Si les services sociaux ne trouvent pas la solution, parce qu’elle est trop complexe ou que le jeune et/ou ses proches ne collaborent pas, ou tout simplement s’ils n’acceptent pas l’aide des services mandatés, la justice doit trancher, et le Service de protection de la jeunesse (SPJ) entre en scène. « Le mot ‘‘trancher’’ dit bien ce qu’il veut dire : la justice coupe, blesse et tranche dans des plaies déjà béantes. Rappelons-le : l’aide ‘‘proposée’’ par le juge et les services de la protection de la jeunesse est contrainte. Termes antagonistes par excellence », relève Maïte Lonne dans son livre « « Enfants abusés, enfants sacrifiés ».

Une « aide », donc, et aussi très insuffisante à protéger efficacement les mineurs en danger, tant les moyens des SPJ sont dérisoires. A Bruxelles, et plus encore en Wallonie où – en vertu de la politique de « déjudiciarisation » privilégiée au sud du pays – leur rôle est plus important (ce sont eux qui exécutent concrètement les jugements et sont censés suivre les jeunes pas à pas), les SPJ sont débordés. « Les directeurs.trices et les délégué.e.s ne parviennent pas à consacrer le temps nécessaire aux dossiers dont ils ont la charge. Souvent, le ‘‘suivi’’ protectionnel se résume à un rendez-vous annuel au SPJ avec la directrice ou son adjointe (NDLR : ce sont pour la plupart des femmes qui dirigent les SPJ), et les déléguées sont censés gérer le quotidien, mais elles aussi sont débordées, donc le suivi est très minimaliste. Seuls les dossiers urgents – tel le placement en urgence d’un enfant en danger – sont gérés avec l’efficacité requise, mais au détriment des autres dossiers, qui mériteraient un vrai suivi pour éviter l’escalade », témoigne une déléguée de SPJ.

Bernard De Vos n’est pas opposé au principe de « déjudiciarisation » des dossiers des mineurs, et donc par leur prise en charge par le Service de protection de la jeunesse (SPJ) et la limitation du rôle des juges – au profit de la prévention -, « mais encore faudrait-il que le SPJ en ait les moyens, et puisse utilement faire office de ‘‘juge déjudiciarisé’’ auprès du jeune ; ce n’est pas du tout le cas. »

LE RESEAU

Les services mandatés pour accueillir, protéger, aider et accompagner les jeunes en difficulté ainsi que leur famille se répartissent entre plusieurs « filières » :

1/ Le secteur public de l’aide et de la protection de la jeunesse, qui est subsidié par le ministère de l’Aide à la jeunesse.
– Le Service d’aide à la jeunesse (SAJ) : Pour apporter l’aide aux jeunes en difficulté ou en danger et à leur famille, le Décret du 4 mars 1991 a créé dans chaque arrondissement judiciaire (il y en a treize en Fédération Wallonie-Bruxelles) un Service de l’aide à la jeunesse (SAJ), dirigé par un Conseiller de l’aide à la jeunesse. Le SAJ intervient soit à la demande des intéressés, soit à la suite d’inquiétudes qui lui sont communiquées par des personnes ou des services extérieurs.
– Le Service de protection de la jeunesse (SPJ) : Il est des situations où malgré un danger constaté par le Conseiller de l’aide à la jeunesse, la famille du jeune concerné n’adhère pas aux propositions d’aide telles qu’elles lui sont présentées par le SAJ. Dans ces cas, ainsi que dans les dossiers ouverts pour « mineurs délinquants », le tribunal de la jeunesse est saisi et impose une mesure d’aide contrainte. Le Service de la protection de la jeunesse (SPJ) entre alors en scène, veille à la mise en oeuvredes décisions du tribunal et du suivi de l’aide contrainte.
– Les services des Equipes mobiles d’accompagnement (Ema) : lorsqu’un jeune a commis un fait répréhensible (un « fait qualifié d’infraction »), le Tribunal de la jeunesse peut lui imposer pour une période déterminée une mesure d’intervention éducative dans son milieu de vie, encadrée par une Equipe Mobile d’Accompagnement à qui sera confiée la prise en charge du jeune.
– Les Institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ) : lorsqu’un jeune a commis un fait particulièrement répréhensible (un fait qui, s’il était commis par un adulte, serait qualifié infraction), le Tribunal de la jeunesse peut confier ce jeune pour une période déterminée à une des cinq Institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ) gérées par la Communauté française et investies de la prise en charge pédagogique et éducative de cette catégorie d’adolescents.

2/ Le secteur privé actif dans le secteur de l’aide et la protection de la jeunesse: il s’agit là de tous les centre d’accueil et d’hébergement privés, agréés par la Communauté française et subsidiés.
– Parmi eux, les services résidentiels – généraux, spécialisés ou d’urgence. Ces institutions sont toujours à la corde, tant leurs moyens sont limités : « Elles ont de quoi nourrir les enfants, mais pas de quoi repeindre les murs de leurs locaux. Quand je vois à quelles contorsions sont contraintes ces institutions pour offrir un jour de vacances à ces gosses, ou un œuf en chocolat à Pâques, cela me choque, autant en tant que personne que comme juge de la jeunesse », s’indigne Michèle Megank.
– Ainsi que les services d’accompagnement – psy, sociaux, éducatifs et d’accompagnement à l’accueil familial. « Je me demande toujours pourquoi on charge le privé de faire, vaille que vaille, ce que le public devrait prendre en charge », s’interroge Michèle Megank.

3/ Le secteur du handicap (jeunes caractériels, débiles légers, troubles mentaux), avec le Service bruxellois Personne Handicapée Autonomie Recherchée (Phare) et l’Agence wallonne pour une Qualité de vie (Aviq).

4/ Le monde de la santé et de la santé mentale : les sections pour adolescents des hôpitaux psychiatriques accueillent parfois des jeunes atteints de troubles du comportement et qu’il faut placer en urgence, avant qu’ils puissent être orientés vers un service de santé mentale adapté à leur situation.

5/ Les services qui s’occupent des Mineurs non accompagnés (Mena), de traite des êtres humains, etc.

Manque de places criant en institutions

A Bruxelles, lorsqu’un magistrat décide du placement d’un mineur en-dehors de son milieu familial, c’est lui qui doit trouver l’institution, ce qui confine parfois à un exercice de haute voltige. En Wallonie, ce sont les Services de protection de la jeunesse (SPJ) qui doivent la trouver, cette place. Or les centres d’hébergement sont débordés, les listes d’attente sont très longues : il faut parfois huit mois pour trouver une place. « Du coup, quand la place est enfin trouvée, la situation du jeune et de sa famille a évolué – en mieux, ou hélas souvent en pire -, et la décision n’est plus adaptée. Résultat, le jeune se retrouve devant le juge un an après le jugement, et tout est à recommencer », soupire un avocat.
Et Bernard de Vos, délégué général aux droits de l’enfant d’abonder en ce sens : « Il est tellement difficile de trouver la meilleure solution pour le jeune et sa famille, et, le cas échéant, la meilleure institution, qu’on ne cherche pas à trouver la bonne place pour le jeune, mais à en trouver une coûte que coûte, pour éviter qu’il se retrouve à la rue. »

Fatale concurrence

Aux yeux des magistrats, l’administration de l’Aide à la jeunesse, c’est le diable incarné. C’est le cas à Bruxelles, et plus encore en Wallonie où l’administration a davantage de pouvoirs que dans la capitale. L’administration, de son côté, se méfie aussi très fort des juges et trouve souvent leurs jugements inapplicables, inadaptés, ou injustes.
La communication entre les magistrats et les SPJ est donc lamentable. La magistrature et les Services de protection de la jeunesse sont pourtant complémentaires, et les deux sont importants dans la vie des mineurs en danger et des mineurs délinquants. Mais aux yeux des magistrats, l’autorité, c’est eux, point à la ligne. C’est vrai à Bruxelles, mais beaucoup moins en Wallonie où les directeurs des SPJ ont de vrais pouvoirs, lesquels sont mal acceptés par les juges qui s’estiment dépossédés. « La concurrence est telle entre ces deux niveaux que les avocats wallons ont pris pour habitude de déposer des recours contre les décisions prises par le SPJ en exécution d’un jugement lorsqu’ils jugent ces dernières inadaptées à « leurs » jeunes. Le juge retrouve alors la latitude de récuser la décision du SPJ (NDLR : en vertu de l’article 54 du décret portant le code de la prévention, de l’Aide à la jeunesse et de la protection de la Jeunesse, dit Code Madrane), ce qu’il se prive rarement de faire. Du coup, souvent, avant même de mettre en œuvre sa décision, le SPJ attend la conclusion du recours (lequel n’est pourtant pas suspensif), et rien ne bouge pendant des mois. Tout est paralysé, sclérosé », fustige un avocat.

Incohérence législative

Suivant que le dossier du mineur est ouvert pour cause de « danger » ou pour cause de « délinquance », les outils auxquels les intervenants peuvent avoir recours sont différents. Certaines institutions sont ouvertes aux « mineurs en danger » mais fermées aux « mineurs délinquants ». Certains accompagnements sont réservés aux premiers, mais interdits aux seconds. « Ce cloisonnement est totalement inefficace, car en réalité ces jeunes, qu’ils aient ou non commis des actes répréhensibles, sont tous en danger : les mineurs considérés comme ‘‘simplement’’ en danger devraient donc pouvoir bénéficier des mêmes outils que ceux mis à la disposition des jeunes ayant commis des faits qualifiés infractions, et vice-versa. Pour pouvoir accéder à l’outil le plus adapté, il arrive souvent qu’un juge doive ouvrir deux dossiers pour un même jeune : un dossier ‘‘mineur en danger’’, et un autre ‘‘mineur délinquant’’ : cette double saisine est énergivore », peste un magistrat.
De même, lorsqu’un enfant est placé en-dehors de son milieu familial, c’est le « spécialiste du placement » qui entre en scène, et « celui-ci ne va pas prévoir l’accompagnement et le soutien des parents, alors que ce serait indispensable pour changer la dynamique familiale », regrette une travailleuse de terrain.
« On ne met pas les priorités là où on doit les mettre, conclut Bernad De Vos. Malgré les déclarations de bonnes intentions, la prévention, ça n’intéresse personne. Exemple avec la Covid : un an après le début de l’épidémie, on a commencé à s’intéresser au mal-être de la jeunesse, et ce uniquement parce que les lits psychiatriques des hôpitaux se sont mis à déborder. Si l’on agissait de manière préventive, on reconnaîtrait davantage, par exemple, le remarquable boulot des travailleurs sociaux de rue, qui sont les mieux placés pour agir en amont. Mais non… »

TROUBLES MENTAUX : LE GRAND VIDE

Les prisons sont peuplées de personnes présentant des troubles psychologiques : c’est donc sans surprise que l’on compte, dans les rangs des jeunes délinquants, des mineurs souffrant, eux aussi, de troubles mentaux. Et ils sont en augmentation constante. Le décret Madrane a rendu impossible le placement en Institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ) de jeunes atteints de troubles mentaux. Il s’agit a priori d’une bonne décision : des mineurs en souffrance psychiatrique n’ont rien à faire dans ces prisons pour jeunes.Le hic, c’est que le système n’offre aucune perspective adaptée à ces mineurs qui, dangereux pour autrui, sont également eux-mêmes en danger puisque souffrant de pathologies psychiatriques : aucune institution ad hoc n’est prévue pour eux. Les mineurs impliqués dans des faits de mœurs sont aussi de plus en plus nombreux, et les structures d’accueil rechignent à les accepter, de peur qu’ils récidivent entre leurs murs.
« Que doit faire le juge lorsqu’on lui amène un jeune violeur, par exemple, qui est atteint de ce genre de troubles ? Si son avocat est malin, il évitera à ‘‘son’’ jeune le placement en IPPJ. Que faire de ce jeune, alors ? L’envoyer en urgence dans un hôpital psychiatrique ? La liste d’attente est immense. Ordonner sa mise en observation ? Si le jeune n’a pas au préalable été diagnostiqué ‘‘malade mental’’, bilan psychiatrique à l’appui, cette solution n’est pas possible non plus. Résultat, on se retrouve parfois dans l’obligation légale de remettre à la rue des jeunes dangereux, et qui ont besoin d’être pris en charge, se désole André Donnet. Heureusement, les responsables des IPPJ sont bien conscients du problème, et acceptent la plupart du temps ces jeunes, même s’ils sont atteints de troubles mentaux : vu les inconséquences du décret Madrane, et puisque sa modification ne semble pas à l’ordre du jour politique, il faut bien que les gens censés se débrouillent. »
C’est en effet à cela qu’est confrontée la justice de la jeunesse : à la débrouille, au jour le jour. Et cette débrouille ne rime pas toujours avec l’intérêt du jeune…

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