Jusitce

Ecouter avec le cœur

Les entretiens de cabinet constituent des moments privilégiés dans la vie d’un juge de la jeunesse. Et des repères importants dans la vie d’un jeune en souffrance : de ceux qui permettent la résilience.

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Durant la phase provisoire du traitement de leurs dossiers, les mineurs rencontrent le juge de la jeunesse dans son cabinet, et non dans une salle d’audience « classique ». Cette dernière est réservée aux audiences, plus formelles puisque destinées à alimenter le jugement qui sera tombera dans les semaines qui suivent.
Le côté informel, tant des discussions que des lieux, confère aux entretiens de cabinet une intensité toute particulière. Tout est fait ici pour désinhiber la parole, nouer du lien, créer les conditions de la confiance. Ils n’en restent pas moins infiniment délicats, parfois très tendus : il arrive que les tensions débouchent sur de la violence – « Il arrive qu’un jeune se rue sur mon bureau pour le retourner » -, témoigne ce juge, souvent douloureux – « Des souffrances terribles se disent ici » -, parfois joyeux – « Quel plaisir quand je vois un jeune et sa famille qui évoluent bien, et que je peux sereinement clôturer le dossier ! » -, toujours émouvants. C’est au cours de ces entretiens que le ou la juge dévoile sa personnalité, son sens plus ou moins aigu de l’empathie, sa sensibilité à l’écoute, sa capacité à apprivoiser des enfants vulnérables – malmenés par la vie et, souvent, par leurs proches -, à nouer un lien de confiance avec des parents insécurisés eux aussi, à comprendre ce qui se joue pour les uns et les autres grâce aux mots qu’ils prononcent et aussi, surtout, à ceux qu’ils taisent.
Etre témoin de l’un de ces moments est un privilège rare. Il faut s’engager à respecter totalement l’anonymisation du lieu, des personnes, de la situation. Il faut prendre patience, car les parties conviées dans le bureau du juge doivent donner leur accord, autoriser la présence d’un témoin, et beaucoup refusent, par pudeur, par douleur. Quand notre présence est tolérée, alors il ne faut surtout ne rien troubler, ne rien montrer, se faire oublier, se fondre.

Tout est fait ici pour désinhiber la parole, nouer du lien, créer les conditions de la confiance.

Ethan (12 ans) entre dans la pièce, accompagné par Valérie, qu’il appelle « maman », celle qui lui lit une histoire chaque soir depuis dix ans. La « vraie » maman d’Ethan, Marie, a donné naissance à son fils alors qu’elle-même n’avait pas encore 15 ans : une enfant, très vite disparue de la vie d’Ethan. Le papa ? En prison au moment de la naissance d’Ethan, mais l’en voilà sorti depuis deux ans, et il a entrepris d’apprivoiser son fils. Depuis sa naissance, Ethan n’a connu que les maisons d’accueil et d’hébergement, et puis sa famille d’accueil, Valérie. Et Ethan a bien poussé, tout droit, tout chouette. Mais l’arrivée récente, dans sa vie, de ce papa inconnu, l’a un peu perturbé. Lui qui réussissait si bien à l’école a vu ses notes baisser d’un coup à la fin de l’année scolaire. Le juge tente de comprendre ce qu’il se passe dans le cœur et l’âme de l’enfant.

« Je ne dis pas que vous n’êtes pas un bon père. Je dis juste que ce que vous faites n’est pas toujours adapté à Ethan. »

 • Tu es en quelle année encore, Ethan ? 
• Je vais rentrer en 2è secondaire.
• Et ça se passe comment ?
• Bien.
• Tu as bien terminé ta première ?
• Ben j’ai eu de moins beaux points à la fin de l’année.
• Et tu as une petite idée des raisons ? Il y a quelque chose qui a changé pour toi, qui t’a inquiété, qui était difficile ?
• …
• Tu as fait la connaissance de ton papa n’est-ce pas ?
• Oui.
• Et comment ça s’est passé ?
• …
• Tu es inquiet ?
• Je ne veux pas quitter ma maman.
• Ah oui ça je comprends, que tu ne veux pas quitter ta maman !
Tu es d’accord qu’on écoute ton papa, ce qu’il a à nous dire ?
• D’accord.
• Bonjour Monsieur. L’idée, c’est donc que vous puissiez renouer les liens progressivement avec Ethan, qui est un merveilleux garçon : c’est bien ça ?
• Oui, quand j’étais en prison, j’ai effacé Ethan de ma tête, parce que sinon c’était trop douloureux. Mais ça fait deux ans que je suis sorti de prison, j’ai un boulot dans un restaurant, j’ai un appartement, je me reconstruis, et là je pense que j’ai tout ce qu’il faut pour le récupérer.
• Vous voulez accueillir Ethan à temps plein chez vous ?
• Oui, maintenant je m’en sens capable.
• Vous n’avez pas donné beaucoup de nouvelles depuis votre sortie de prison, ces deux dernières années, et tout à coup vous le faites venir chez vous, vous lui dites que vous voulez l’accueillir à temps plein. Vous comprenez que c’est peut-être un peu difficile pour Ethan, ça, non ? Ethan, qu’est-ce que tu en dis ?
• Je suis content que mon papa va mieux.
• C’est chouette ça, d’être content pour ton papa. Mais je pense que tu es quand même un peu inquiet à l’idée que je pourrais te dire, bientôt, que tu vas aller vivre avec ton papa, non ?
• …
• Monsieur, j’entends bien votre désir de prendre vos responsabilités vis-à-vis d’Ethan. C’est super. Mais il faut y aller progressivement, sinon on va insécuriser votre fils, qui est un gamin formidable. Ethan a une relation très enrichissante avec Valérie, et ce serait terrible pour lui de casser cela d’un coup, comme ça. Je sais que pour vous aussi c’est difficile, que je vous fais du mal, que je vous cause de la souffrance. Mais quand il vous voit, ça ne se passe pas très bien pour Ethan, ça l’inquiète. Depuis dix ans, il vit chez Valérie, et je ne peux pas lui dire que je vais l’arracher à sa maman. On sait que ce n’est pas sa maman, mais il l’appelle « maman », et il l’aime comme on aime une maman, elle lui offre la sécurité dont il a besoin. Comprenez-moi bien : je ne suis pas en train de dire que vous n’êtes pas un bon père. Vous êtes un bon père. C’est juste, parfois, ce que vous faites, qui n’est pas adapté pour Ethan. Je pense qu’il est dans l’intérêt d’Ethan de rester chez Valérie, en tout cas pour le moment. Et moi, ce qui m’importe le plus, c’est l’intérêt d’Ethan, vous comprenez ?
• …
• Ethan, tu en penses quoi ?
• Je pense que c’est bien. Je veux bien voir mon papa de temps en temps, je veux bien aller chez lui parfois, mais je ne veux pas partir de chez ma maman.
• Eh bien moi je suis le juge, et je te rassure sur ce point : tu peux rester chez Valérie. Tu continueras de voir ton papa, mais pas chez lui : à l’espace-rencontre que tu connais, qui est prévu pour. On va se revoir dans quelques mois, on verra comment ça se passe, comment tu te sens avec ton papa, et comment lui se sent avec toi, et un peu plus tard je préparerai un jugement dans lequel je maintiendrai, ou modifierai, les conditions lesquelles tu pourras voir ton papa. Tu comprends ce que je dis, Ethan ?
• Vous dites que je reste chez Valérie et que je verrai mon papa à l’espace-rencontre ?
• C’est bien ça. Au revoir Ethan, continue de bien grandir, tu es un super garçon.
• Au revoir Monsieur.

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