Justice

Ces enfants qui en bavent

Quand on assiste aux audiences de la justice de la jeunesse, il faut se répéter ceci, comme un mantra : « Prendre du recul. Gérer ses émotions. Ne pas porter de jugement. » Pas facile, face à ces gamins en souffrance.

Quand on fait rimer pauvreté et danger
Quand on fait rimer pauvreté et danger

Cette salle d’attente du tribunal de la jeunesse de Nivelles est habituellement beaucoup plus animée en ce mercredi matin. L’ambiance, aussi, y est généralement plus électrique. Mais voilà, la crise sanitaire impose encore sa loi, et confère un peu plus de calme à ces lieux.
D’ordinaire, dans les tribunaux de la jeunesse, tous les justiciables sont convoqués à 9 heures, selon un raisonnement auquel il semblait, dans l’ère « avant-Covid », impossible d’opposer une autre conclusion. Les avocats et les justiciables, des ados entre 12 et 18 ans, et leurs parents, solidaires ou en guerre, tuteurs ou autres proches, attendaient donc, une, deux ou parfois quatre heures, de pouvoir pénétrer dans le bureau du ou de la juge. « A Nivelles, nous avons toujours pris soin de fixer les dossiers séparément, à heure fixe, précise André Donnet, le juge de la jeunesse qui règne sur ces lieux.
Désormais – et c’est là d’un des effets collatéraux étonnement positifs du Covid -, les familles sont convoquées à une heure plus précise, celle à laquelle, en principe (on n’est jamais à l’abri d’un retard), le greffier ou la greffière ouvrira le dossier et le présentera au juge, après la clôture du cas précédent. La salle d’attente est donc beaucoup moins peuplée qu’auparavant, en temps « normal ». Mais la pièce suinte néanmoins toujours les mêmes sentiments d’impatience et d’impuissance, de colère, de tristesse, de peur, et d’espoir aussi, de ceux dont les vies se fracturent ici, ou tentent de se réparer.

Des jeunes, soit responsables de faits qualifiés d’infraction (FQI) – des jeunes « délinquants », ainsi qu’on les qualifient généralement -, soit en danger (l’immense majorité), et leurs parents ou d’autres qui les remplacent, vont dans quelques instants entendre les mesures auxquelles ils risquent de devoir se plier. Même s’il ne s’agit en principe jamais de « punir » mais bien de « protéger », les ados que l’on va, peut-être, enfermer dans un IPPJ (Institution publique de protection de la jeunesse), à Wauthier-Braine, à Jumet, à Saint-Hubert ou ailleurs, parce qu’ils ont commis des actes répréhensibles, n’en mènent pas large. Leurs parents, encore moins, même s’ils camouflent parfois leur détresse sous une virulente colère. Et ce père ou cette mère qui sait que, probablement, le juge va lui retirer l’autorité parentale sur ses petits bouts qui, eux, n’ont rien fait mais sont en danger ou, à tout le moins, considérés comme tels, oscille lui ou elle, aussi, entre désespoir, frayeur et révolte. Parfois, un père ou une mère ulcéré.e gifle son gamin crâneur. Des coups s’échangent parfois, entre parents à couteaux tirés, qui se rejettent la faute de la dérive familiale.

L’audience, avant un jugement toujours difficile

Les chaises habituellement réservées aux proches sont recouvertes de sacs poubelle, parce qu’il ne s’agirait pas d’enfreindre les mesures de distanciation sociale. Les fenêtres sont ouvertes sur les frimas de l’hiver – il faut bien renouveler l’air -, et le bruit des voitures qui, à cette heure, sont nombreuses à emprunter le boulevard Monnet, vient parfois couvrir les échanges : il faut s’approcher pour ne rien perdre de ce qui se dit là. Des stores orange aux fenêtres filtrent la faible lumière du dehors. Pas d’estrade, ni le decorum que l’on s’attendrait à trouver dans une salle d’audience d’un palais de justice. Ici, tout est fait pour rapprocher les enfants et les ados en difficulté de l’ « autorité ». « Mais il est quand même important que le jeune éprouve du respect pour le magistrat, qu’il sente qu’il a, devant lui, une personne de référence, un représentant de l’autorité, dont la parole est importante et qui a le pouvoir de décision », souligne André Donnet, juge de la jeunesse à Nivelles. Le juge porte donc la toge, qui rappelle sa fonction et lui confère une grandeur symbolique, et occupe le centre de la table qui fait face à celle du jeune, de ses parents, de son avocat. A ses côtés, Virginie, la greffière, qui veille au bon déroulement de l’audience. En bout de table, le substitut du procureur du roi, qui représente le parquet et « dit » ce que « la société », censée être garante de la protection des mineurs, préconise comme solution pour chaque dossier dont il s’occupe. C’est lui qui entame les débats, lui qui rappelle le contexte, les antécédents, et énonce la mesure (placement hors milieu familial ?, accompagnement éducatif en famille ?, détention en IPPJ ? etc.) qui lui apparaît comme la plus judicieuse. La parole est ensuite donnée aux personnes concernées, le jeune, ses proches, les avocats. Le juge intervient, modère, interroge, encourage l’expression de la parole, recadre, avant de trancher et de rendre son jugement, dans les jours ou les semaines qui suivent.

Juge de la jeunesse ? Un homme ou une femme qui s’avance sur une crête difficile, entre raison et émotion.

A la manière dont il ou elle rassure, contient, remet de l’autorité là où elle fait défaut, réaffirme que chaque enfant a le droit d’être protégé dans son intégrité psychique et physique, compose parfois, tranche toujours, le juge se montre tel qu’il est : un homme ou une femme qui s’avance sur une crête difficile, entre raison et émotion, qui s’apprête à prendre une décision la plupart du temps douloureuse « dans l’intérêt de l’enfant », et qui doit se convaincre que cette décision est la bonne car, sinon, il est impossible d’en prendre tant ses implications peuvent changer le cours d’une ou de plusieurs vies.

Dessin de Laura Mespouille (APEP Charleroi)
Dessin de Laura Mespouille (APEP Charleroi)

Angela (13 ans) et Noam (15 ans) : la force de la résilience

Ils se tiennent bien droit, ces frère et sœur vêtus, l’un de rouge, l’autre de bleu, avec un beau regard franc derrière leurs lunettes qui leur donnent des airs de premiers de classe. Ils ne semblent pas du tout intimidés : c’est qu’ils sont déjà venus ici et le juge, ils le connaissent. Leur avocate les introduit : « Ces jeunes sont de belles personnes, et ils sont ici pour faire entendre une parole intéressante. » Ce qu’ils ont à dire n’est pourtant pas facile. Ils n’ont plus de nouvelles de leur papa, cocaïnomane, condamné à plusieurs reprises pour escroquerie, faux et usage de faux, usage d’arme à feu et on en passe. Leur maman est, elle aussi, introuvable : autant par ses propres enfants que par le SPJ (Service de Protection de la Jeunesse) et le tribunal, qui auraient pourtant bien aimé l’entendre. Ils vivent donc chez leur grand-mère paternelle, « chez qui ça se passe bien, pendant le week-end et les vacances – mais depuis le confinement et la fermeture de l’école, la cohabitation est quand même plus compliquée. » Le compagnon de la grand-mère, « il est très chouette, c’est notre vrai grand-père. » L’aîné est à l’internat, en 3è technique en électricité, et il aime ça. La plus jeune aussi est à l’internat, et sa scolarité se passe bien.

« Ces parents-là ne doivent plus être fantasmés : ils ont leurs limites. » (le juge)

« Mon papa me manque mais, en même temps, j’aimerais ne plus le revoir pour l’instant. Et ma mère, ça fait des années que je ne la vois plus », lâche Noam (1) au juge qui lui demande comment se passent ses relations avec ses parents. Le parquet, d’ailleurs, envisage de solliciter une déchéance de l’autorité parentale. Le juge approuve : « La déchéance parentale pourrait être utile pour protéger au mieux les enfants. Et cela les aidera aussi à se détacher : il est important qu’ils ne nourrissent pas de faux espoirs. Ces parents-là ne doivent plus être fantasmés : ils ont leurs limites. » On apprendra, de la bouche du grand-père de cœur des enfants, que leur papa, adopté à l’âge de 4 ans, a développé très jeune des troubles du comportement : un mauvais départ, un déficit d’amour, et le voilà abîmé, incapable lui-même, des années plus tard, de donner à ses propres enfants ce dont il a tellement manqué au démarrage de sa propre vie. De la maman on ne saura rien, si ce n’est qu’elle est « chroniquement instable, invisible, introuvable ».

Angela est émue, et on sent le grand-frère tendu comme un arc. Le juge conclut : « C’est rassurant de voir que ces deux jeunes vont bien, et qu’ils bénéficient du soutien inconditionnel de leurs grands-parents. Ils n’ont ni père, ni mère, mais sont quand même entourés d’amour. » Et, s’adressant aux jeunes : « Cet amour, les enfants, c’est lui qui vous permettra de faire votre travail de deuil. » Ils acquiescent aux paroles du juge : ces deux-là sont déterminés à tracer leur chemin.

Manon (9 ans) et Marco (7 ans) : quand l’enfer, c’est les parents

Les enfants ne sont pas là : ils n’ont pas encore 12 ans, et avant cet âge-là on ne peut être convié devant le juge. C’est donc leur avocate qui les représente. Leurs parents sont là, la mère à un bout de la longue table, le père à l’autre bout. Chacun flanqué de leur conseil et, pour la mère, également d’une interprète. D’origine nigériane, elle ne parle pas le français. Elle n’a plus d’ongles, mais se les ronge quand même. Quand le juge l’interpelle, elle se raidit. « Vous vivez depuis dix-huit ans en Belgique, et vous ne parlez ni ne comprenez le français !? C’est quand même embêtant ça, vous ne trouvez pas ? Si vous appreniez la langue, vous pourriez mieux communiquer avec vos enfants ! » Le juge avait insisté, avant l’audience, sur l’importance de ne pas porter de jugement sur les parents ; on sent quand même la réprobation.

Manon et Marco, de l’avis unanime du parquet, du SAJ, de l’école et de leur avocate, vont mal. Très mal. Ballotés entre un papa alcoolique et dépressif, et une mère impulsive et violente, ils ont perdu leurs repères. Le petit fait pipi au lit. La grande perd pied à l’école, développe des comportements violents, se scarifie. Les parents, eux, pourtant séparés depuis longtemps déjà, ne peuvent se parler sans s’étriper. « Ce dossier m’inquiète très fort », dit le juge. L’école a averti à plusieurs reprises de l’aggravation de l’état psychique des enfants. Le SAJ (Service d’Aide à la Jeunesse) est sur la même longueur d’onde. « Ils ne savent jamais chez qui, de la mère ou du père, ils vont passer la nuit. Ils arrivent systématiquement en retard à l’école, quand ils y arrivent. Ce sont eux qui doivent réveiller leurs parents le matin. Ils sont complètement déstructurés. Ils ont peur. Ils sont en dépression. Il faut que cela cesse. »

« Vous voulez mon impression, Monsieur ? Je crois que vous êtes complètement paumé. » (le juge)

Interrogé par le juge sur les soupçons d’inceste rapportés par l’école, le papa répond : « C’est Manon qui me demande que je dorme avec elle : elle ne parvient pas à s’endormir toute seule. Et moi, contrairement à sa mère, je veux être doux et bienveillant. Je parle beaucoup avec ma fille. Et pour qu’elle s’endorme, je me couche à ses côtés dans son lit. Quand elle dort, je quitte son lit. »
« Vous voulez mon impression, Monsieur ? Je crois que vous êtes complètement paumé. Quant à vous, Madame, tous les rapports du SAJ vont dans le même sens : vous ne vous remettez jamais en question. »

Le substitut du procureur du roi demande le placement des enfants en-dehors du milieu familial : « Il est urgent de donner une bulle d’air à ces enfants. Ils sont instrumentalisés par leurs parents, et le soutien du SAJ n’a pas permis d’améliorer les choses. Les parents sont trop mal eux-mêmes : le travail de coparentalité est impossible. Et le grands-parents ne sont pas désireux de s’impliquer dans la vie de leurs petits-enfants. »
L’avocate des enfants : « Je les ai eus au téléphone hier soir. La relation conflictuelle entre leur père et leur mère les affecte beaucoup. Ils se sentent responsables de leur papa, ce qui les insécurise, et disent que leur maman les traite mal. Ils ne demandent pas explicitement de quitter leurs parents, car on les sent pris dans un conflit de loyauté, mais je suis convaincue que cela leur ferait du bien de quitter ce milieu toxique. »

Le jugement, rendu quelques semaines plus tard, ordonnera le placement de Manon et de Marco. Faute de places disponibles dans les foyers de l’enfance, les deux enfants pourraient néanmoins vivre encore longtemps ballottés entre leur père, leur mère et leur grand-mère…

Abdu (18 ans et des poussières) : les limites de la protection de la jeunesse

L’avocat, petites lunettes rondes sur le nez, visage encadré par un collier taillé avec précision et une fine moustache tenue avec autant de rigueur, a tout du jeune (37 ans tout de même, et quinze années de barreau) membre du barreau brillant. Les mots lui viennent aussi aisément que la rougeur aux joues des timides, il a la formule facile et se laisse difficilement désarçonner. Sa confusion, lorsqu’il découvre sa distraction, ne dure que quelques secondes : « Monsieur le Juge, je demande une remise de cette affaire : je n’avais pas vu que le parquet demandait le déssaisissement d’Abdu au profit du tribunal correctionnel ; ni mon client, ni ses parents ne sont préparés adéquatement à cette audience. » Refus du juge André Donnet : la citation était claire quant au chef de demande. « Je ne pourrai pas assurer une bonne défense d’Abdu », se résigne alors l’avocat, qui ne mettra cependant que quelques minutes pour déployer une plaidoirie improvisée. Car ainsi va la justice de la jeunesse : les dossiers se succèdent à un rythme effréné, le temps est compté, les avocats sont surchargés, et l’art du rebondissement leur est un atout indispensable.

Mais revenons-en à Abdu, adulte désormais, et déjà passé par la justice pour adulte et la case prison pour des faits perpétrés alors qu’il venait d’atteindre sa majorité. Le dossier du jeune homme est encore ouvert dans la section de la justice de la jeunesse, pour des « faits qualifiés d’infraction » (FQI), c’est-à-dire des délits dans le jargon de la justice, commis par Abdu entre ses 16 et 18 ans.

Rappel du contexte :
• « Tu es arrivé chez nous en 2015, par la petite porte, Abdu : vol de vélo, revente de stupéfiants. J’avais autorisé ton maintien en famille moyennant des conditions, parmi lesquelles l’interdiction d’encore fréquenter ta bande d’amis qui t’entraînent toujours plus loin dans la délinquance. J’ai tenté une approche soft, j’ai voulu te faire confiance. Mais c’est raté. Tu as plongé dans la grande délinquance, ce qui t’a valu un placement d’un mois au centre fermé de Saint-Hubert. Mais tu n’as pas appris, là non plus. D’avril à juin 2019, majeur cette fois, tu as été incarcéré en préventive à Saint-Gilles, avant d’être condamné à une peine de trois ans de prison, avec un sursis probatoire de trois ans. Et entre Saint-Hubert et la prison, soit entre tes 16 et 18 ans, tu as commis d’autres délits très graves, dont le parquet demande que la justice de la jeunesse se désaisisse au profit du tribunal correctionnel. Je me demande en effet ce que pourrait encore t’apporter la justice de la jeunesse : je ne pourrais que te montrer le gros doigt ; et, vu ton âge et ton comportement, je ne pense pas que cela te sera utile. La question qui se pose maintenant est de savoir s’il y a encore des mesures de la jeunesse qui pourraient te faire évoluer. J’ai des doutes. »
• Abdu : « Monsieur le juge, j’ai beaucoup appris en prison ! Après une semaine je pétais déjà un câble. Je me suis retrouvé avec des malades mentaux ! Rien à voir avec les centres fermés pour mineurs délinquants ! Cette fois, j’ai compris : je ne veux plus retourner là-bas, ce n’est pas pour moi !
• Le juge : « Mais tu savais déjà ce qu’était la prison, puisque tu y as des connaissances depuis des années ! Je ne pense pas que tu viens de découvrir ce milieu ! »
• Abdu : « J’ai réfléchi quand j’y étais moi-même, en prison. J’ai grandi, j’ai plus de maturité. Et j’ai aussi compris la peine que je faisais à mes parents : regardez ma mère (présente à l’audience, ainsi que le papa), elle pleure. »
• Le juge : « J’ai déjà entendu ça de ta part à de multiples reprises dans cette salle. Ce que j’entends, c’est le déplaisir provoqué par ton séjour en prison ; je n’entends aucune prise de conscience de ce que tu as provoqué comme traumatismes chez tes victimes. »
• Abdu : « Si Monsieur le juge : savoir ce que j’ai fait aux victimes ; c’est ça le pire ! »

« Si j’avais grandi à Nivelles, et pas dans mon quartier, j’aurais sans doute fini mes études et je travaillerais. » (Abdu)

 Le juge donne alors la parole aux parents d’Abdu :
• La maman : « Tu vois ton frère en prison, tu vois notre galère. Pourquoi tu nous fais ça !? »
• Le père : « Tu me vois travailler comme un damné, la nuit, pour que mes enfants aient tout ce dont ils ont besoin. Nous avons une belle maison, avec 6 chambres pour que chacun des enfants ait la sienne. Je suis ici ce matin, je sors du boulot, je n’ai pas dormi.
Abdu a alors cette réponse terrible, accusant le déterminisme social de l’avoir privé de ses chances : « Si j’avais habité ici, à Nivelles, plutôt que là où j’ai grandi, si ça tombe, j’aurais fini mes études et je travaillerais ! »
Le juge les connaît bien, les conséquences de ces inégalités qui plombent l’avenir des jeunes qui comparaissent devant lui. Mais il ne peut évidemment abonder dans le sens d’Abdu, qu’il veut au contraire responsabiliser : « Mais tu as le choix de tes fréquentations ! Tes parents te donnent tout ce qu’ils peuvent, et toi tu ne veux rien entendre, tu n’en as jamais fait qu’à ta tête ! »

« Je ne vois pas ce que les mesures protectionnelles pourraient encore t’apporter. Tu es tombé dans la délinquance dure, et tu n’as saisi aucune des mains tendues. » (le juge)

En bout de table, le Parquet, incarné par le substitut du procureur du roi, expose son réquisitoire :
• « Abdu est cité pour des faits graves, commis alors qu’il était encore mineur mais après ses seize ans, qui ont porté atteinte à l’intégrité physique et psychologique de ses victimes. Il a déjà fait l’objet de nombreuses mesures, mais auxquelles il n’a pas adhéré. Le Service de Protection de la Jeunesse (SPJ) a constaté la mise en échec de ces mesures. Abdu a pourtant grandi dans une famille bienveillante, avec des parents un peu naïfs et surprotecteurs, qui ne veulent que son bien mais ne parviennent pas à imposer un cadre. Une EMA (NDLR : Equipe Mobile d’Accompagnement) a suivi le jeune au cœur de sa vie quotidienne, dans son cadre, mais il l’a mise en échec. Bref, toutes les mesures protectionnelles ont échoué. Et depuis sa condamnation en correctionnelle, Abdu ne s’est pas présenté aux entretiens avec l’assistante de justice, lesquels font pourtant partie des conditions du sursis probatoire. Je demande donc le déssaisissement du tribunal de la jeunesse. »
• « Es-tu conscient, Abdu, que si tu ne respectes pas les conditions de ton sursis, tu risques fort de retourner en prison ? », questionne le juge.
La parole est à présent à la défense, c’est-à-dire à Maître Benjamin Bouillez, le conseil d’Abdu :
• « Vous avez entendu Abdu : il a dit toute sa détermination à se ressaisir. Vous vous dites peut-être que cette débauche subite de bonne volonté est dûe à la menace de déssaisissement. Eh bien vous auriez tort de croire cela, puisque Abdu n’était pas préparé du tout à cette demande de déssaisissement, qui m’avait échappée ! On peut certes regretter que sa prise de conscience ne soit intervenue qu’après son incarcération à la prison de Saint-Gilles. Mais ce déclic constitue un moment salvateur dans son évolution. S’il comparaît encore devant vous pour les faits commis entre ses 16 et 18 ans qui lui sont reprochés, je suis sûr qu’Abdu aura la possibilité de vous démontrer son évolution. Les derniers rapports dont dispose la justice de la jeunesse datent d’il y a deux ans : Abdu a changé depuis lors, il faut les réactualiser. Un renvoi en chambre des dessaisis ne répondrait pas de manière adéquate aux problèmes d’Abdu.

Le juge clôture l’audience : « Abdu serait déterminé à ne pas retourner en prison ? Mais alors qu’il nous explique pourquoi il ne se rend même pas aux convocations de l’assistant de probation ! »
Abdu l’interrompt : « Mais je n’y entends rien à la justice, moi ! Je ne sais pas ce que ça veut dire, un ‘‘sursis probatoire’’ ! Et je n’ai jamais reçu ces convocations ! »
Les parents échangent un regard interrogateur. On les sent perplexes : serait-ce cela, le courrier adressé à leur fils, qu’ils ont ouvert pour lui et auquel ils n’ont rien compris ?
• Le juge : « Tu n’entends rien à la justice, mais tu sais quand même que tu as été condamné à trois ans de prison, non ? Alors, puisque te voilà en liberté, est-ce que tu ne devrais pas demander à ton avocat comment ça se fait ? Et ce que tu dois faire pour y rester, en liberté ? Mais non, tu ne t’inquiètes de rien, tu ne cherches pas à savoir. A supposer que ton avocat ne t’ait pas expliqué le jugement, ce dont je doute, il aurait fallu que tu t’en inquiètes, tu ne trouves pas ? Tu as un avocat, mais tu ne vas pas le consulter. Moi, quand je suis malade, je vais chez le médecin… »
Le jugement ne sera rendu que sept semaines plus tard mais, pour Abdu, sa famille, et tous les gamins qui tombent dans cette dramatique spirale, l’épilogue ne fait guère de doute.

(1) Tous les prénoms sont fictifs, et les situations, basées sur des faits réels, sont relatées de manière à ne pas permettre l’identification des personnes concernées.

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