dossier justice de la jeunesse

« Un choix de société ! »

Les juges de la jeunesse reprochent à l’ « administration » de les priver de leurs compétences, tandis que les autorités administratives louent la déjudiciarisation de l’aide à la jeunesse. Eclairages de Joëlle Piquard et Muguette Poncelet, respectivement conseillère au SAJ de Liège et directrice du SPJ de Neufchâteau.

« Mieux vaut éviter que des parents ne se retrouvent devant la justice parce que, par exemple, la pauvreté ou des difficultés psychosociales les empêchent d’être disponibles pour leurs enfants. »
« Mieux vaut éviter que des parents ne se retrouvent devant la justice parce que, par exemple, la pauvreté ou des difficultés psychosociales les empêchent d’être disponibles pour leurs enfants. »

Nous avons investi durant près d’un an l’univers de la justice de la jeunesse. Nous avons rencontré beaucoup de juges, qui nous ont fait part de nombreuses doléances. En tête de celles-ci, le fait qu’ils se sentent de plus en plus dépossédés de leurs compétences par l’Administration de l’Aide à la jeunesse : votre réaction ?

Muguette Poncelet, directrice du SPJ de Neufchâteau : Cela fait plus de trente ans maintenant que le décret de 1991 (1) a été mis en place, et j’entends que sa concrétisation pose toujours problème à certains juges : c’est interpellant. Ce n’est pas l’ « administration » qui a imposé cela, mais le législateur. Plutôt que de discuter des champs de compétences des uns et des autres, unissons-nous pour convoquer les forces et les compétences des familles pour les aider à surmonter leurs faiblesses. Dans mon arrondissement, je peux témoigner que les choses se passent bien : il y a une réelle collaboration entre les juges, le Parquet et les autorités administratives. Nous nous parlons, nous échangeons, pour toujours améliorer nos pratiques dans l’intérêt des jeunes.

Joëlle Piquard, conseillère au SAJ de Liège : La réforme de la protection de la jeunesse, avec le « Décret relatif à l’Aide à la Jeunesse » de 1991 et l’idée que des problèmes sociaux doivent recevoir des réponses sociales, a retiré au pouvoir fédéral certaines compétences en matière de protection de la jeunesse et a de facto limité leur terrain d’intervention. Avant, les juges de la jeunesse faisaient tout : ils s’occupaient des mineurs délinquants et aussi des jeunes en danger, ils rendaient leurs jugements et s’occupaient ensuite de leur application concrète. C’était une particularité de la justice de la jeunesse : dans les autres secteurs judiciaires, les juges étudient les dossiers et rendent des jugements, et ensuite ils passent la main. En 1991, on a rendu les juges de la jeunesse à leurs compétences de juges. Et chez certains magistrats – particulièrement ceux qui ont connu l’autre « régime » -, cela a généré des frustrations, et c’est normal : ils estiment que leurs interventions ont perdu de leur richesse.

Que répondez-vous aux juges de la jeunesse qui dénoncent l’idéologie de l’administration et privilégient une approche « déjudiciarisée » de l’aide à la jeunesse ?

Joëlle Piquard : Je réponds que leur propre approche de l’aide à la jeunesse est, elle aussi, idéologique ! Toutes les modifications législatives qui ont imprimé des tournants en matière d’aide et de protection de la jeunesse depuis le début du 20ème Siècle, tout est idéologique, puisque cela reflète l’approche politique privilégiée en la matière, autrement dit des choix de société. En l’occurrence, le choix de la déjudiciarisation, cela revient à mettre les mineurs et leurs parents au centre du dispositif d’aide. A faire avec eux, à décider avec eux, et à imposer le moins possible. Par définition, le juge impose. C’est parfois tout à fait nécessaire, salutaire. Mais en amont, mieux vaut éviter, me semble-t-il, que des parents ne se retrouvent devant la justice parce que, par exemple, la pauvreté ou des difficultés psychosociales les empêchent d’être disponibles pour leurs enfants, de répondre adéquatement à leurs besoins ou de poser un cadre éducatif cohérent. Avant d’en arriver à une solution judiciaire, on tente d’instaurer une collaboration, de les soutenir, de trouver des solutions avec eux : cette approche n’est-elle pas a priori plus soutenante et moins traumatisante que de se retrouver d’emblée devant un juge ?

« Le choix de la déjudiciarisation, cela revient à mettre les mineurs et leurs parents au centre du dispositif d’aide. » (Joëlle Piquard)

Alors, oui, il est vrai que le législateur a réduit le champ d’intervention des juges de la jeunesse aux mineurs délinquants (on se trouve là, par définition, dans le domaine judiciaire) et à l’aide contrainte (puisque le juge peut « imposer » un cadre aux familles, et ce même si les meilleurs jugements tiennent évidemment compte de la réalité de ces familles, et encouragent l’activation de leurs ressources). C’est, effectivement, un choix idéologique, un choix de société…

Muguette Poncelet : Etre convoqué au tribunal devant un juge, c’est un choc. Déjà dans le Pro justicia, ils sont pointés comme de mauvais parents : ils lisent qu’on va leur imposer des mesures d’aide, parce qu’ils mettent leur enfant en danger. Dans mon arrondissement, nous avons négocié avec le Parquet pour modifier quelque peu ces Pro justicia et les rendre moins abrupts en précisant quelle(s) mesure(s) le parquet va requérir. Il n’en reste pas moins vrai que, devant le juge, ils se sentent dépossédés de leurs compétences parentales, de leur autorité. On leur enlève la possibilité de décider de ce qu’ils ont à faire pour le bien de leur enfant.
Heureusement, en Wallonie du moins, après le jugement, ils vont être amenés à travailler avec les agents du service de protection de la jeunesse, qui vont tenter de remettre ces parents en piste. Le directeur du SPJ va tout faire pour obtenir l’adhésion des parents à l’aide proposée, sans quoi aucune évolution n’est possible. Le juge aura donc imposé les mesures, mais le directeur et son équipe vont développer, pour et avec la famille et du jeune, des stratégies pédagogiques et éducatives visant à permettre à la famille de devenir actrice du changement, aux parents de « ré-exercer » plus adéquatement leurs responsabilités. « Comment va-t-on faire ensemble pour se sortir de là ? » : c’est à cela que nous invitons le mineur et ses proches. Nous les encourageons à se réapproprier leur histoire et mettre en place les moyens nécessaires pour assurer eux-mêmes, le plus vite possible, le bon développement psychique de leur(s) enfant(s). Pour chaque décision prise dans l’aide contrainte, ou proposition d’aide élaborée avec la famille, que ce soit au SAJ ou au SPJ, nous rédigeons un document (« programme d’aide ou application de mesures ») à l’attention du jeune et de ses parents, qui précise les objectifs de l’intervention, ses délais ou échéances, qui balise ainsi le travail qui va être effectué avec eux et qui les responsabilisent. C’est un vrai partenariat, qui se construit au fil du temps.

« Une formidable aventure ! »

Muguette Poncelet, directrice du SPJ de Neufchâteau : « Il a vraiment fallu initier un nouveau métier. »
Muguette Poncelet, directrice du SPJ de Neufchâteau : « Il a vraiment fallu initier un nouveau métier. »

Muguette Poncelet a fait partie de l’aventure à ses tout débuts : elle se félicite du chemin parcouru.

Le décret de 1991 initiant la déjudiciarisation de l’aide à la jeunesse, elle l’a vu naître et a œuvré d’arrache-pied – « avec mes collègues », insiste-t-elle – à son implémentation dans la province du Luxembourg, en tant que directrice du Service de Protection de la Jeunesse (SPJ) de Neufchâteau. Son Bac en Education en poche, enrichi d’une certification en pédagogie institutionnelle, elle a débuté sa vie professionnelle dans un centre résidentiel général accueillant des enfants « placés par le juge », comme on disait alors. « J’ai toujours été passionnée par l’éducation et l’organisation des dynamiques familiales et institutionnelles, c’est ce qui m’a amenée à postuler comme directrice d’un SPJ. Ce que j’aime, dans ce boulot, c’est la gestion du travail avec les familles visant l’épanouissement des enfants, et la dynamique institutionnelle de mon équipe et sur mon arrondissement. » Aujourd’hui, avec le recul que lui offrent plus de trois décennies de vie professionnelle, elle se souvient avec enthousiasme de cette aventure qu’a représenté la concrétisation du décret, sur le terrain, en collaboration avec les trois autres piliers de l’aide à la jeunesse, à savoir le SAJ (NDLR : aide consentie), le Parquet et le juge de la jeunesse : « Il a vraiment fallu initier un nouveau métier, mettre en place l’aide contrainte dans un cadre respectueux des familles et en cherchant au maximum leur adhésion au processus d’aide. Nous avons aussi tissé des collaborations avec les autres secteurs de première ligne (CPAS, ONE, Aviq, etc.), afin d’apporter un soutien efficace et centré sur le bien-être du jeune et de sa famille. J’ai régulièrement pris mon bâton de pèlerin, pour aller à la rencontre des différents intervenants pour développer des partenariats efficaces. Cela a pris du temps et de l’énergie, mais ça en valait la peine. Pour exemple en 2021, pour 140 nouveaux dossiers qui ont été ouverts au sein de mon service, 110 ont été clôturés : pouvoir clôturer un dossier, parce que la famille a mis fin au dysfonctionnement, c’est ce qui nous motive chaque jour. »

Pourtant, les familles confrontées au secteur de l’aide à la jeunesse – pas uniquement au juge, donc – se plaignent souvent amèrement d’un manque d’écoute, d’empathie, de respect…

Joëlle Piquard : Vous savez, il n’est pas facile de se retrouver dans ce genre de situation. Lorsque des parents sont confrontés à un Service d’aide à la jeunesse (SAJ), c’est qu’il y a des choses importantes qui ne fonctionnent pas dans la famille et qui nuisent aux enfants ; ce n’est pas pour une chambre mal rangée ou parce que leur enfant est impertinent. C’est qu’il y a des choses à corriger, et il n’est jamais agréable de s’entendre dire cela par une autorité extérieure à la famille. Et, quelque soit la bienveillance dont nous faisons preuve à leur égard, c’est fatalement confrontant. On se trouve face à des gens très fragilisés, qui ne peuvent ressentir la relation avec l’aide à la jeunesse comme égalitaire. Mais le but de notre approche, c’est de les inviter à réfléchir avec nous à un nouveau cadre, à des aménagements, à des manières de faire différentes. Bien sûr qu’ils vont ressentir cela comme inconfortable et pesant.
Et on ne peut pas nier qu’une menace plane au-dessus de ce processus, et cette menace c’est l’aide contrainte : en cas d’échec de la relation entre la famille et le SAJ, si la situation de danger pour l’enfant persiste, alors le SAJ passe la main, s’adresse au Parquet, un juge s’empare du dossier, rend son jugement, et c’est le SPJ (Service de protection de la jeunesse) qui, ensuite, met en œuvre les mesures de protection imposées. On en arrive là lorsqu’on a atteint un point de rupture avec la famille, et que l’intérêt supérieur de l’enfant ne peut plus être rencontré dans un processus d’aide consentie et négociée.

« Le SPJ va tout faire pour obtenir l’adhésion des parents à l’aide proposée, sans quoi aucune évolution n’est possible »
« Le SPJ va tout faire pour obtenir l’adhésion des parents à l’aide proposée, sans quoi aucune évolution n’est possible »

Muguette Poncelet : Par rapport à il y a trente ans, je pense sincèrement que nos équipes sont mieux formées à l’approche systémique des familles, sont sensibilisées aux différents fonctionnements familiaux et mieux outillés pour appréhender les diverses problématiques rencontrées, tenant compte des différences sociales, culturelles, identitaires etc. Nos actions se doivent d’être respectueuses, à l’écoute des bénéficiaires, et bienveillantes. Cela dit, l’aide a bien entendu ses limites, et il arrive que le partenariat soit difficile à développer. De plus en plus de parents arrivent avec des problématiques multiples, dont certaines peuvent être très violentes pour leurs enfants. Je pense par exemple aux batailles judiciaires que se livrent des parents en phase de séparation : certains sont tellement pris dans ce conflit qu’ils en oublient complètement les besoins de leurs enfants ; ou alors, ils se battent tellement pour défendre leurs droits de parents qu’ils n’arrivent plus à céder le moindre pouce de terrain à l’autre, laissant ainsi leurs enfants en grande détresse. Dans ces cas-là, il est possible que le processus d’aide prenne énormément de temps.

Joëlle Piquard : La santé mentale de la population se dégrade, aussi : de plus en plus de parents et de jeunes surfent sur la frontière de la santé psychique. Les attentats, la crise sanitaire, la guerre en Ukraine, la hausse des prix, etc. : tout cela pèse, et peut créer de la souffrance et des dysfonctionnements psychiques chez des personnalités sensibles ou fragilisées. Nous sommes donc plus que par le passé confrontés à une perte de repères, de l’impulsivité, des formes de désaffection émotionnelle : tout cela complique notre tâche et la mise en mouvement des familles. Et peut, bien entendu, créer des tensions entre « eux » et « nous ».

On comprend mieux, au vu de ce qui précède, que les travailleurs sociaux, les délégué.e.s des SAJ, acteurs de première ligne auprès des familles en difficulté, évoquent souvent le manque de moyens à leur disposition, le fait qu’ils ont beaucoup trop de dossiers et insuffisamment de temps pour les traiter de manière réellement efficace…

Joëlle Piquard : L’aide à la jeunesse mériterait effectivement bien davantage de moyens, humains et financiers. Cela dit, sous la précédente législature, le secteur a quand même bénéficié d’un important refinancement, mais cela reste insuffisant au vu des manques chroniques du secteur. Il n’est pas rare que les délégués des services d’aide à la jeunesse doivent traiter pas loin de cent dossiers « mineurs », pour lesquels il faut analyser la situation, poser un diagnostic, réfléchir ensemble, avec le conseiller (NDLR : le « patron » ou la « patronne » du SAJ), aux ressources que la famille peut activer, à un cadre, des objectifs à atteindre en accord avec la famille et les jeunes (NDLR : pour autant que ceux-ci aient entre 12 et 18 ans). Une fois le cadre posé, le délégué doit s’assurer, sur le terrain, qu’il est bien mis en application, que la famille est effectivement en mouvement. Et puis, de façon plus ou moins régulière en fonction des besoins, on se fixe des moments d’évaluation, avec le conseiller. Et oui, tout cela prend énormément de temps et d’énergie. Personnellement, en tant que responsable de service, si je voulais travailler de manière relativement confortable, je ne devrais pas avoir plus de 250 dossiers à suivre ; j’en ai 450. Il en va de même de mes collègues conseillers SAJ à Liège (NDLR : Liège compte 5 conseillers SAJ). Il en est de même pour mes collègues des autres divisions ou arrondissements : tous sont débordés. Cela dit, les juges se trouvent dans la même situation, ils vous l’ont sûrement dit : eux aussi ont trop de dossiers eu égard à leurs moyens humains…

Dans un tel contexte, peut-on réellement trouver les meilleures solutions pour les mineurs en danger ?

Joëlle Piquard : Le secteur de l’aide à la jeunesse fonctionne avec des gens impliqués, motivés, créatifs. Grâce, aussi, au travail en réseau. Nous travaillons avec les services de première ligne : les CPAS, l’ONE, les centres de guidance, les centres PMS, etc. Mais il est vrai que tous sont aussi sous pression. Au niveau des services mandatés – subventionnés par l’aide à la jeunesse, si nous sommes d’accord, les intéressés et moi, sur la nécessité d’un accompagnement socioéducatif, le délai d’attente est d’au moins un an. Résultat ? Il arrive souvent que les délégué.e.s doivent assumer cet accompagnement, alors que ce n’est pas leur fonction. Bref, dans le secteur, on mouille son maillot, on fait preuve d’imagination, on pallie, et parfois on ne peut pas mettre en œuvre la meilleure solution ; on fait ce qu’il est possible de faire, on compose, parfois avec des solutions de raccord.
Bien sûr que je rêverais d’une Rolls-Royce pour les jeunes et les familles dont nous nous occupons, mais nous n’avons qu’une 2CV à notre disposition : elle est rafistolée, mais elle roule. Et vous savez quoi ? Les familles sont le plus souvent réceptives à cette idée de bricoler ensemble quelque chose qui, finalement, tient la route. Elles se satisfont de notre 2CV, et nous de la leur. Et ensemble, nous faisons un bout de chemin.

Muguette Poncelet : Il faut bien avoir à l’esprit que les SAJ et SPJ ne fonctionnent pas tout seuls : ils travaillent en réseau avec d’autres services, mandatés ou de première ligne, et c’est ce réseau qui rend possible un travail le plus efficace possible. Certains de ces services se rendent dans les familles et apportent leur soutien là, au cœur de leur intimité, parfois à l’écart de la société qu’elles vivent comme dangereuse. Nous nous appuyons les uns sur les autres pour faire émerger les changements nécessaires au bon développement de l’enfant.

« Encore et toujours pour les jeunes et leur famille ! »

Joëlle Piquard, conseillère du SAJ de Liège : « Il faut des ressources pour tenir le coup dans ce boulot. »

Joëlle Piquard est conseillère faisant fonction du SAJ de Liège. Elle reste mobilisée comme au premier jour.

Jeune assistante sociale – elle avait aussi touché un peu du droit -, c’était déjà clair pour elle : elle travaillerait avec les jeunes. Au moment où se termine son premier boulot (un « stage Onem » au « Comité de Protection de la Jeunesse », le décret de 1991 est voté et, à l’été 1992, Joëlle Piquard débarque au Service d’Aide à la Jeunesse de Liège où tout est à construire dans l’esprit du nouveau décret. Elle y exerce durant quinze ans comme déléguée, sur le terrain, au cœur des familles, avant de piloter la section « Permanence » du SAJ et la prise en charge des nouvelles demandes. En 2010, elle devient conseillère adjointe et depuis 2019, elle agit en tant que conseillère faisant fonction – la responsable – du SAJ de Liège, toujours animée par la même passion pour le travail avec les jeunes et leur famille. « Au début, se rappelle-t-elle, j’avais une vision un peu idéaliste des ‘‘jeunes’’. Je les voyais comme une entité à part, sur laquelle devaient se concentrer tous nos efforts. J’ai rapidement réalisé qu’ils évoluent dans un environnement qu’on ne peut ignorer. Mon regard s’est affiné, je me suis nourrie de lectures et de mes échanges avec les professionnels avec lesquels j’ai été, et suis encore, amenée à collaborer, me suis formée de façon continue. Je ne suis pas une ‘‘théoricienne’’, je reste très pragmatique, mais je suis imprégnée des différentes approches sociologique et psychosociales, de l’évolution des prises en charge des problématiques, et aussi de mon expérience de plus de trente ans au service des jeunes et de leur famille. Nous ne faisons pas un boulot facile : il faut des ressources pour le faire bien et tenir le coup… »

Comment expliquez-vous que très souvent, les difficultés familiales graves se transmettent de génération en génération ?

Muguette Poncelet : Il y a trente ans, avant la mise en application du décret de 1991 amorçant la déjudiciarisation de l’aide à la jeunesse, il n’était pas rare d’être confrontés à des dossiers de mineurs en danger se répétant sur trois générations. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui, notamment en raison de l’étayage des processus d’aide, des collaborations et articulations mises en place entre les professionnels des différents secteurs.

Joëlle Piquard : Je pense sincèrement que les choses se sont améliorées. L’approche préventive et l’accompagnement psychosocial des jeunes et de leur famille, sans cesse réaffirmés et accentués en-dehors du champ de l’aide à la jeunesse, au départ de services de première ligne (école, ONE, CPAS…), ont porté leurs fruits. Avant, les services d’aide et de protection de la jeunesse avaient très souvent à connaître des dossiers « transgénérationnels » : on s’occupait d’un enfant, après s’être occupé de sa maman (ou de son papa), et même souvent de la grand-mère (ou du grand-père), au même âge. Cela avait un côté désespérant. Je ne dis pas que cela ne se produit plus aujourd’hui. Mais lorsque l’Aide à la jeunesse est confrontée à cela, nous nous interrogeons, avec la famille, sur ce qu’il y a à faire pour que l’histoire ne se répète pas à l’infini. Nos équipes sont aussi plus sensibilisées et formées que par le passé au poids des secrets de famille, au tabou de l’inceste, etc. Nous avons une meilleure connaissance des processus qui amènent à la répétition.

Vous savez, la plupart des parents veulent vraiment sortir du cercle vicieux. Ceux qui ont connu ça enfant donneraient tout pour ne pas répéter, mais ils ne connaissent parfois pas d’autre mode de fonctionnement. Ils sont parfois tellement abimés, tellement cassés, qu’ils ne se rendent plus compte de leurs compétences. Il faut donc les réassurer, les entourer, planter des tuteurs autour d’eux.

Revenons-en aux rapports entre l’administration et les juges de la jeunesse, qui sont deux intervenants importants dans la vie des mineurs en danger ou délinquants, et qui devraient donc s’entendre pour le bien des jeunes. Comment remédier au piteux état de leurs relations ?

Muguette Poncelet : Je comprends, à la façon dont vous formulez vos questions, que les juges que vous avez rencontrés se plaignent, reprochent des tas de choses aux autorités administratives. Ma réalité est différente. Les juges que je côtoie sont bien conscients de la pertinence du processus d’aide volontaire et de l’intérêt d’éviter autant que faire se peut l’intervention de la sphère judiciaire dans la vie des familles. Et, s’il faut quand même passer la mise en place d’une aide contrainte pour préserver la sécurité de l’enfant, les juges reconnaissent et encouragent les parents à adhérer au dispositif d’aide qui sera mis en place au SPJ dans l’intérêt de l’enfant. Ils constatent les effets positifs de cette aide et du cadre structurant mis en place par le directeur du SPJ et les délégué(e)s. Nous avons recours aux outils pédagogiques déployés par les services psycho-sociaux pour aider enfants et parents dans la reconstruction d’un fonctionnement familial sécure et bientraitant et nous en évaluons au fur et mesure la fiabilité. Tout ça dans quel but ? Dans le but de pouvoir soustraire dès que possible le dossier à la sphère judiciaire, et renvoyer si besoin la famille vers l’aide volontaire ou, mieux encore, procéder à la clôture du dossier dans l’aide spécialisée. En règle générale, les juges, les procureurs et les services d’aide et de protection de la jeunesse, sont tous l’accord là-dessus. Nous nous rencontrons régulièrement pour ajuster nos pratiques et articuler le plus efficacement possible nos interventions.

Joëlle Piquard : J’ai effectivement lu, dans le numéro 106 d’Ensemble !, que nombre de juges se plaignaient de relations désastreuses avec l’administration. En ce qui me concerne, la réalité est très différente. Et je pense que mes collègues des arrondissements de Liège, de Namur et du Luxembourg vivent la même réalité que moi. Bien sûr qu’on n’est pas toujours d’accord, qu’on ne partage pas toujours les vues des magistrats. Moi, par exemple, je ne suis pas juriste : je ne « décode » donc pas toujours les choses de la même manière que les juges ; d’où l’intérêt d’avoir des regards croisés. Mais ce que je vois, moi, c’est que nous avons tous le souci de trouver des points d’articulation entre nos approches, d’arriver à des mesures cohérentes et harmonisées pour nos jeunes et les familles. Et pour cela, nous entretenons un dialogue permanent entre nous, juges, conseillers de l’aide à la jeunesse et directeurs.trices de la protection de la jeunesse. Le débat, c’est quelque chose de sain. La concurrence et la méfiance, en revanche, sont nocives. La crise sanitaire est évidemment venue freiner un peu nos échanges, les compliquer. Mais il n’empêche : dans mon quotidien, je ne vois ni méfiance ni concurrence entre la magistrature et l’administration que nous représentons sur le terrain, et encore moins d’animosité.

(1) Le décret du 4 mars 1991 relatif à l’aide à la jeunesse a retiré au pouvoir fédéral les compétences en matière de protection de la jeunesse pour les confier aux Communautés : seuls les dossiers des mineurs délinquants et de l’aide contrainte restent du ressort de la justice ; tout le reste est déjudiciarisé et est donc traité par l’administration, dans une logique de prévention et d’approche psychosociale.

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