La dérive de Kairos

« Complotiste », « complotisme » : mais encore ?

L’histoire regorge de vrais complots, et les interconnexions entre les mondes politique et économique et les milieux d’affaires sont plus étroites que jamais : comment, dès lors, faire la part des choses entre une théorie complotiste et une bonne info ?

Capture d’écran d’une pub relayée sur la page FB Les amis de Kairos pour une conférence sur le complotisme donnée par le très controversé Laurent Mucchielli. Jean-Dominique Michel, quant à lui, est un blogueur suisse évoluant dans la mouvance conspirationniste francophone. Il apparaît dans le film « Hold-up ».
Capture d’écran d’une pub relayée sur la page FB Les amis de Kairos pour une conférence sur le complotisme donnée par le très controversé Laurent Mucchielli. Jean-Dominique Michel, quant à lui, est un blogueur suisse évoluant dans la mouvance conspirationniste francophone. Il apparaît dans le film « Hold-up ».

Un crash d’avion ? Un attentat ? Un méchant virus ? Des mesures gouvernementales erratiques ? Des vaccins à fabriquer à l’arrache ? Cherchez « à qui profite le crime », et vous aurez les coupables, ceux qui, intentionnellement, ont provoqué le désastre. Et ces coupables appartiendront souvent, au minorités actives (francs-maçons, jésuites, Juifs, lobbies) ou aux autorités en place (gouvernements, services secrets, « Bill Gates & C° » voire à l’ « Occident »)». Et ceux qui dénonceront la cabale vous assureront que vous, qui vous méfiez de la « version officielle », appartenez à une avant-garde éclairée, au club des initiés à qui on ne la fait pas.

Plusieurs théoriciens du complotisme en ont défini les ressorts. Reprenons en substance l’approche qu’en aBPax. Pour les complotistes : 1/ si l’on cherche bien, les questions irrésolues s’expliquent; 2/ la réalité n’a rien de commun avec ses apparences ; 3/ la découverte de la vérité passe par la recherche des anomalies ; 4/ les conspirateurs (NDLR : c’est-à-dire ceux qui ourdissent le prétendu complot ; pas les complotistes qui le dénoncent) sont des gens très compétents et mal intentionnés (1).

Une cause fatalement intentionnelle

Le deuxième des principes énumérés ci-dessus porte le nom de « biais d’intentionnalité », qui consiste à penser que le bénéficiaire d’un événement – et il est clair que certains profitent toujours d’événements dramatiques comme, oui, les entreprises pharmaceutiques ont profité de la crise sanitaire – est nécessairement celui qui l’a provoqué. Ce biais d’intentionnalité, c’est-à-dire cette tendance à surestimer le rôle des causes intentionnelles, voulues, délibérées, de la part de quelqu’un ou d’une entité quelconque, est l’un des principaux facteurs explicatifs des croyances favorisant les théories du complot.

Une fois le coupable désigné, il s’agit alors, pour se convaincre du complot, de traquer tous les « détails troublants » permettant de bâtir une machine à convaincre concurrente à la version officielle. Chacune de ces anomalies prises indépendamment s’explique souvent très simplement, mais l’effet d’accumulation jette le trouble. Et puisque le hasard n’existe pas, chaque détail troublant devient un fait signifiant lié à d’autres, causé par d’autres.

« Ces questions dont l’indépendance est difficile à affirmer »

Illustration avec ce texte de Michel Weber dans Kairos intitulé « Théorie (de la théorie) du complot » (2). Interrogeant l’ « impensable de l’événement Covid-19 » l’auteur écrit que « partout, on retrouve la patte des promoteurs de la vaccination universelle ». « Il est donc rationnel et raisonnable de chercher le grand récit qui donne un sens à ces questions dont l’indépendance est difficile à affirmer, à moins de considérer que tous les acteurs en question (politiques, scientifiques, médiatiques, pharmaceutiques, industriels, financiers…) ne réagissent au stress qu’épidermiquement. » La traduction de ce sabir que l’on jurerait sciemment obscur (pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué)? En substance : vu toutes les questions soulevées par la crise sanitaire, et vu que ces questions sont liées (leur « indépendance est difficile à affirmer »), il y a bien un « grand récit » (traduisez : une intention, un… complot) orchestré par les « politiques, scientifiques, etc. ». Et tous ceux qui prônent la vaccination ont fatalement une intention, car si ce n’était pas le cas, alors cela voudrait dire qu’ils sont en proie au stress et ont des réactions épidermiques dénuées de raison. Autrement dit : la gestion de la pandémie soulève des questions (jusque-là on est d’accord), ces questions sont liées (la thèse complotiste pointe son nez), elles mettent en scène les mêmes acteurs, animés par une même intention(et nous voilà au cœur du ressort complotiste).

Une fois le coupable désigné, il s’agit alors, pour se convaincre du complot, de traquer tous les « détails troublants » permettant de bâtir une machine à convaincre

On introduit donc une théorie de causalité et d’intentionnalité dans l’enchaînement des éléments, à laquelle on donne une apparence pseudo-scientifique en la référençant abondamment : les textes conspirationnistes regorgent de notes de bas de page et de liens hypertextes, qui leur confèrent une apparence scientifique : le texte précité compte douze références, mais il n’est pas rare d’en trouver trois fois plus au bas des articles de Kairos. Mais si l’on y regarde de plus près, toutes ces références ne renvoient qu’à un nombre de sources très limité, et puisent dans le même vivier.

L’histoire regorge de ces fariboles qui ont la peau dure : aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001 ; les évolutions démographiques dans nos société occidentales sont le fait d’organisations orchestrant une invasion migratoire menant au « Grand Remplacement » ; tout récemment : le pass sanitaire est un outil imaginé pour aboutir au traçage général de la population, au contrôle numérique, à la reconnaissance faciale pour surveiller les personnes, etc..

Quand la parole est confisquée, le complotisme pointe son nez

Le succès d’audience des conspirationnistes ne s’explique pas que par la crédulité de citoyens peu formés à l’esprit critique. Il naît aussi de la confiscation, par les élites, de la parole légitime. Il est le symptôme de la dépossession politique et de la confiscation du débat public.

Extraits de l’article « Nul ne peut céder sa liberté de juger » paru dans le supplément Manière de voir (1) du Monde Diplomatique en 2018, donc bien avant la crise sanitaire : « La puissance des effets de disqualification, la force avec laquelle ils font le tri des locuteurs, les caractéristiques sociales associées à ce tri même, la réservation de la parole légitime à certains et l’exclusion absolue des autres (…), cela pour faire du discours politique l’affaire monopolistique des ‘‘représentants’’ assistés des experts : tous ces mécanismes (…) devraient pourtant attirer l’attention sur les enjeux proprement politiques engagés dans le débat sur le conspirationnisme – au lieu de quoi il n’est matière qu’à gloussements ou cris faussement horrifiés (…). Le conspirationnisme n’est pas la psychopathologie de quelques égarés, il est le symptôme nécessaire de la dépossession politique et de la confiscation du débat public (…). Le peuple (…) en a soupé d’écouter avec déférence les autorités et il entreprend de se figurer le monde sans elles. »

Le peuple, donc, exerce sa liberté d’aller s’informer « ailleurs », avec le risque de prendre pour argent comptant toutes les infos en provenance de sources « alternatives ». « Il ne lui manque qu’une chose pour s’extraire des chausse-trapes, telle celle du conspirationnisme(…) : l’exercice, la pratique, l’habitude… soit tout ce que les institutions de la confiscation (représentation, médias, experts) lui refusent et qu’il s’efforce néanmoins de conquérir dans les marges (associations, éducation populaire, presse alternative, réunions publiques, etc.) – car c’est en s’exerçant que se forment les intelligences individuelles et collectives. »

(1) « Nul ne peut céder sa faculté de juger », Frédéric Lordon, Le Monde diplomatique, Manière de voir n°158, avril-mai 2018.

Les vrais complots, ça existe !

Cela étant dit, les vrais complots, ça existe, et depuis la nuit des temps. Contentons-nous de rappeler quelques célèbres machinations qui ont parsemé l’histoire contemporaine : le coup d’Etat contre le gouvernement du socialiste Salvador Allende au Chili, fomenté en 1973 par la CIA, de mèche avec l’armée et les partis réactionnaires chiliens ; le « cartel du yaourt » impliquant les principaux fabricants de produits laitiers en France pour fixer les prix au mépris de la loi sur la concurrence ; l’affaire du sang contaminé ; le Kazakhgate et ses déclinaisons américaine, française et belge ; les Panama Papers et autres Lux Leaks, et on en passe. Et à ceux qui douteraient encore de l’existence de connivences entre les institutions politiques occidentales et certains milieux politiques et d’affaires étrangers aux intentions peu louables, l’énorme affaire de corruption qui a récemment fait vaciller le Parlement européen en pleine coupe du monde de foot au Qatar a enlevé toute illusion.

Heureusement, nombre de ces complots ont fini par être exhumés par la justice ou par la presse, preuve que la démocratie fonctionne. Mais il faudrait être sot pour ne pas voir l’interpénétration de plus en plus étroite entre les politiques sociale, économique, de santé, etc. et les enjeux purement stratégiques favorisant les petits et grands arrangements secrets. Pour un complot démasqué, combien restent ourdis dans l’ombre? Les chefs d’orchestre conspirationnistes se nourrissent de cette méfiance légitime pour propager leurs légendes.

Conspiracy Watch, un « observatoire » réac

Le titre « chasseur de complots » de Rudy Reichstadt lui assure une belle visibilité médiatique. Pourtant, les « analyses » du fondateur de l’Observatoire du conspirationnisme relèvent parfois davantage de fantasmes personnels que d’une recherche à la méthodologie scientifique.

Rudy Reichstadt, fondateur de Conspiracy Watch. Photo mise à disposition selon la licence Creative Commons.
Rudy Reichstadt, fondateur de Conspiracy Watch. Photo mise à disposition selon la licence Creative Commons.

Chaque fois qu’un journaliste se penche sur une théorie qui lui semble dégager une odeur de complotisme, il se rue en toute bonne foi sur Conspiracy Watch, le site que (presque) tout le monde fréquente pour valider ses soupçons. La traduction française du site, c’est l’ « Observatoire du conspirationnisme » : cela fait sérieux.

Outre-Quiévrain, Rudy Reichstadt, son fondateur, est considéré comme le connaisseur du conspirationnisme et meilleur chasseur de complots. Il est régulièrement invité dans les quotidiens (Le Monde, Libé, Le Figaro, etc.), on le voit régulièrement sur les plateaux télé, et on l’entend tout aussi souvent sur les ondes : il est d’ailleurs co-titulaire du podcast « Complorama » sur France Info. Il a ses entrées au ministère français de l’Education nationale et de la Jeunesse, dont le site educsol.education renvoie à l’ « étude sur l’adhésion aux théories du complot réalisée par la Fondation Jean Jaurès (centre d’études créé par le PS français) et Conspiracy Watch ». Bref, Reichstadt, c’est du lourd…

Nous-même y avons cru, à l’entame de ce travail sur le sujet. Nous l’avons donc fréquenté – on veut dire son site -, et nous apprêtions même à relayer, dans ce dossier, certaines de ses citations célèbres. Mais le slow journalism– le journalisme qui prend son temps, qui n’est pas tenu à des délais de bouclage qui empêchent un travail en profondeur – donne le loisir de se promener, d’aller humer plus en profondeur ce qui s’en dégage. Et là, quand on va vraiment visiter le site, on est surpris par la forme : ce site n’a pas l’allure d’un site de recherche sérieux, mais davantage celle d’une sorte de blog collaboratif, assez peu professionnel.

Mélenchon, Corbyn : complotistes !

En s’attardant un brin, au contenu cette fois, on perçoit que Rudy Reichstadt, politologue, écrivain (1) ne développe pas, à l’appui de ses « analyses », d’arguments empruntés à la méthodologie scientifique. Il assène ses vérités, parfois recoupées à l’aune de sources diverses et fiables, mais parfois aussi sorties d’on ne sait quel chapeau. Il n’aime pas l’extrême droite – le complotisme est en effet dans l’ADN de l’extrême droite -, mais il n’aime pas non plus ce qui lui paraît trop à gauche : qu’il trouve à redire aux positions de Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise/LFI) en matière de politique étrangère, c’est son droit ; de là à considérer que celles-ci s’apparentent à des « obsessions conspirationnistes », il y a de la marge. Le Britannique Jeremy Corbyn, responsable du parti travailliste Labour, aurait lui aussi des « liens avec la mouvance conspirationniste ». Le philosophe économiste Frédéric Lordon, collaborateur au Monde diplomatique et auteur de nombreux articles sur le sujet (nous rapportons certaines de ses considérations dans ce dossier, lire l’encadré ), est lui aussi blacklisté : Lordon, dit en substance Reichstadt, reflète « l’indigence de ce qu’un post-marxisme à la conscience pas forcément tranquille en matière de complotisme oppose à la critique du complotisme ».

Des muses fort peu progressistes

Quand on creuse toujours, on découvre que ceux qui ont contribué au succès médiatique de Reichstadt ne sont autres que les philosophes Bernard-Henri Lévy et Rafaël Enthoven, ainsi que la polémiste Caroline Fourest. Le premier l’a fait collaborer à sa revue La Règle du jeu (RDJ) peu de temps après la création de Conspiracy Watch (2007), et l’invitait régulièrement à s’exprimer sur le plateau de « Télé RDJ » ; le deuxième – rappelons qu’il avait annoncé voter Le Pen plutôt que Mélenchon si le choix s’imposait, lors des présidentielles de 2022 – lui a concédé une chronique régulière dans son web magazine Franc-Tireur. Et la troisième, le conviant en 2014 à l’émission « Ils changent le monde » de France Inter, alors qu’elle en était encore la productrice, annonçait son invité en ces termes : « Avec ses lunettes sages, son costume et ses yeux clairs, il pourrait se contenter de consacrer son esprit critique et sa vivacité au service d’une carrière. Mais le soir, quand il a fini des journées bien longues, il lit tellement d’énormités sur Internet que ça l’empêche de dormir. Alors il a créé‘‘Conspiracy Watch’’, un site devenu référence. Ultra-documenté et terriblement bien informé sur les désinformateurs de notre époque…. » Autant de muses pas franchement progressistes…

(1) Il écrit L’Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste, Grasset, 2019
(2) « Ils changent le monde », sur France Inter, 7 août 2014

Les bonnes questions ne sont pas complotistes

La presse traditionnelle, nous le verrons plus loin dans ce dossier, n’est elle-même pas exempte de responsabilité. Les connivences qui lient trop souvent les journalistes et les élites politiques et économiques colorent fatalement les analyses des premiers et les privent, parfois à leur insu, du recul nécessaire. La raréfaction des journalistes spécialisés a aggravé la pauvreté de l’information scientifique et économique, et le recours à des experts « institutionnalisés » est devenu la règle. Pendant la crise sanitaire, période qui fut propice aux complotistes de tous poils, la propension des journalistes mainstream à se faire les porte-voix du gouvernement en négligeant l’enquête et la variété des sources a alimenté la défiance d’une partie de la population. Et c’est précisément de cette défiance dont se nourrissent les vendeurs de fariboles.

Nous conclurons avec cette remarque trouvée sur le site de l’Observatoire des médias Acrimed (3) : « Faute d’interroger l’écosystème de l’information dans son ensemble, la lutte contre le complotisme rate une partie de sa cible… Sans compter que certains éditocrates savent opportunément dégainer l’étiquette ‘‘complotiste’’ afin de délégitimer toute remise en question des discours officiels et du système capitaliste. » Il ne s’agit pas, en effet, d’écarter d’un revers de la main tous ceux qui se posent de bonnes questions, mais bien de répondre à ces questions…

(1) « Comprendre le complotisme, bilan d’étape », par Edgar Szoc, publié sur le site de l’organisation d’éducation permanente BPax le 21/12/2017.

(2) Kairos n°48 d’avril-mai 2021, pp. 10 et 11

(3) « ‘‘Complotisme’’ : (més)usages médiatiques », par Pauline Perrenot et Philippe Merlant, sur acrimed.com, le 20 juillet 2020.

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