L’exclusion par la pollution électromagnétique

Véronique Ghesquière (UNIA) : « Faire obstacle à la pleine et effective participation à la société provoque des inégalités »

L’organisme chargé de veiller à l’égalité des chances reçoit depuis quelques années des signalements de discriminations de personnes électrosensibles. Unia, par la voix de Véronique Ghesquière, cheffe du service « Handicap/Convention ONU », révèle ces situations.

Véronique Ghesquière
Véronique Ghesquière, cheffe du service « Handicap/Convention ONU » chez Unia.

Lors de notre enquête auprès des personnes électrosensibles, Unia a plusieurs fois été évoqué (Lire l’encadré ). Unia, Centre interfédéral pour l’égalité des chances, est une institution publique, dont le but est la participation égale et inclusive de tous les individus, dans tous les secteurs de la société. Sur son site internet, l’institution présente ses activités en interpellant le public : « Vous vous sentez discriminé ou discriminée, ou vous êtes témoin de discrimination en Belgique ? Unia peut vous expliquer vos droits et vous aider à trouver une solution. Unia mène également des campagnes en faveur de l’égalité, de la lutte contre les discriminations et des droits humains. Il adresse aussi des recommandations aux autorités et propose des publications, des statistiques et des outils de sensibilisation. » (1)

Quels sont les critères de discrimination pris en compte ? Le public peut signaler des problèmes basés sur des critères dits raciaux, liés à des convictions religieuses ou philosophiques, au handicap, à l’âge ou à l’orientation sexuelle. Outre ces lignes générales, huit autres critères sont cités : l’état de santé, la fortune, les caractéristiques physiques, l’état civil, la composition de ménage, les convictions politiques, les convictions syndicales, et enfin la naissance et l’origine sociale. Concrètement, Unia recueille les signalements de situations de discrimination, qu’elles se déploient de manière temporaire, à l’occasion d’un événement précis, ou qu’elles soient plus structurelles au sein de la société belge. Afin de faire remonter les constats vers les autorités politiques, des rapports sont établis en aval, marquant l’état du respect des droits en Belgique. En toute logique, dans l’idéal, ces constats sont censés provoquer des impulsions en matière de politiques favorisant l’égalité des chances. Unia est, pour la Belgique, le garant du respect de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées. « Bien qu’elles représentent environ 15% de la population mondiale, les personnes handicapées rencontrent aujourd’hui encore de nombreux obstacles qui les empêchent de participer activement et sur un pied d’égalité à la vie politique, économique, sociale et culturelle. »

Ces constats sont censés provoquer des impulsions en matière de politiques favorisant l’égalité des chances

Pour notre étude sur « L’exclusion par la pollution électromagnétique », nous nous arrêterons sur les critères « état de santé » et « handicap ». Le premier, Unia l’envisage comme « l’état de santé antérieur ou passé médical, l’état actuel de maladie physique ou mentale diagnostiquée ou l’état de santé futur ou raisonnablement prévisible ». Exemples de discrimination : une personne atteinte d’un cancer, dont l’inscription à une formation serait refusée en raison de cet état de santé, ou encore un candidat infirmier, non accepté en raison d’une hépatite C contractée par le passé. « L’examen des situations de discriminations fondées sur l’état de santé doit être réalisé au regard de l’aptitude du travailleur à remplir sa tâche et des éventuels aménagements raisonnables à y apporter, dans le cas de maladies chroniques. Les affections concernées ne doivent pas nécessairement être de longue durée. Notons que les maladies chroniques ou dégénératives, de même que certaines affections psychiques, peuvent juridiquement être considérées comme un handicap. ». En handicap, Unia cite l’exemple évident d’une personne en chaise roulante, incapable d’accéder à un bâtiment public faute de rampe d’accès, ou encore un élève autiste, refusé dans une école alors que des « aménagements raisonnables » pourraient être opérés pour l’accueillir dans de bonnes conditions.

Pour notre étude, nous nous arrêterons sur les critères ‘état de santé’ et ‘handicap’

Important : dans la philosophie de travail de Unia, le handicap doit être envisagé au départ des obstacles placés sur le chemin des individus, et pas seulement sous le prisme d’une déficience liée à la personne. Cet axe philosophique prend une importance particulière pour les personnes électrosensibles, avant tout incapables de participer à la vie sociale et professionnelle en raison d’obstacles présents dans nos environnements de vie : les installations technologiques émettant des rayonnements de micro-ondes. (Lire également l’encadré ) La discrimination est donc liée au refus d’éventuels « aménagements raisonnables » par les responsables en place, dans le contexte où elle est constatée. Les aménagements raisonnables sont « des mesures appropriées, prises en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder, de participer et de progresser dans la vie professionnelle, sauf si ces mesures imposent à l’égard de la personne qui doit les adopter une charge disproportionnée ».

Le handicap doit être envisagé au départ des obstacles placés sur le chemin des individus, pas seulement sous le prisme d’une déficience liée à la personne

L’électrosensibilité, nous le savons, est toujours au centre de polémiques, sans aucun statut officiellement établi par les autorités belges. Dans notre discussion avec Unia, comme avec la plupart de nos autres interlocuteurs, nous verrons comment la situation et les initiatives se retrouvent très concrètement bloquées par ce manque de reconnaissance politique, et l’exigence d’une « preuve scientifique irréfutable ».(2) En établissant des constats de discrimination, c’est important pour les électrosensibles, Unia peut servir de révélateur – de « voyant lumineux » en quelque sorte – pour des problèmes qualifiés d’émergents.

Unia a été la première institution à répondre à notre sollicitation, nous espérions discuter avec les travailleuses directement confrontées aux plaintes des électrosensibles, mais le rendez-vous est finalement fixé avec la seule Véronique Ghesquière, cheffe du service « Handicap / Convention ONU ». Elle nous reçoit dans leurs locaux de la place Horta, à l’arrière de la gare du Midi à Bruxelles.

Les signalements à Unia dans notre « État des lieux ».

Dans le texte de notre état des lieux, ou dans les témoignages y afférents, nous avons évoqué Unia pour décrire les signalements de discrimination et le soutien demandé à l’institution par deux de nos témoins. Une jeune femme explique l’ostracisme vécu dans un cabinet médical, où elle a été « confrontée à une psychomotricienne qui a refusé de s’occuper de mon enfant parce que j’ai demandé de couper la 4G pendant la séance. J’avais compris qu’elle désirait rester joignable. Je lui proposais, pour réduire au maximum les ondes, de garder la fonction appel sur son téléphone portable, tout en coupant wifi, bluetooth, 4G,… Elle a refusé : « Je choisis mon mode de communication avec les autres, j’ai l’habitude de communiquer avec mes enfants en 4G, non, je ne couperai pas la 4G, je vous invite à trouver quelqu’un de plus adapté à vos problèmes ». À la suite de cette aventure, j’ai contacté Unia, qui a été clair sur le fait qu’elle n’avait pas le droit d’agir de cette manière car, m’a-t-on répondu, « Elle est sur son lieu de travail, et vous demandez un aménagement raisonnable » ». (1)

Dans la seconde situation, une dame médecin nous parlait de sa fille pré-adolescente, en difficulté pour continuer à fréquenter son établissement scolaire. Durant sa scolarité, la jeune fille est de plus en plus soumise aux rayonnements émis par les engins des autres élèves, mais également à ceux du wifi installé par la direction. Elle et son mari ont tenté le dialogue avec l’école. « Globalement, ça a été une période difficile, nous ne nous sentions pas écoutés dans cette problématique. Finalement, nous avons écrit une lettre au pouvoir organisateur (PO) de l’école et à la direction avec le soutien de Unia, en nous appuyant sur le fait que « tout enfant a droit à l’école de son choix ». En outre, toute personne en situation de handicap a droit à des « aménagements raisonnables », pour pouvoir poursuivre sa scolarité ou son travail. Une employée de Unia nous a beaucoup encouragés. La direction nous a reçus avec une personne du PO et a finalement bien voulu nous entendre. Nous avons exposé la situation, avec des dossiers, des articles… C’était dur, mais c’est là qu’on a mis au point les aménagements nécessaires pour elle et que l’on est parvenu à sensibiliser le directeur. » En guise d’aménagement, la jeune fille a pu fréquenter des classes moins proches du routeur wifi, notamment dans un local éloigné du bâtiment principal. « Ensuite, on a pu la scolariser dans le bâtiment central, dans le sous-sol qui avait été rénové et câblé. D’autres décisions ont aussi été prises, comme la nécessité de faire le rang loin du hall central à la piscine, situé près du wifi, la possibilité de couper le wifi à la bibliothèque, etc. » (2) Sans ces aménagements, les douleurs de la jeune fille étaient systématiquement présentes. Dans son témoignage, la maman signale également qu’au final, le directeur de l’établissement a été sensibilisé personnellement, puisqu’il a fini par également câbler l’internet de son bureau. Preuve qu’une bonne information, même sans avoir développé l’électrosensibilité, peut mener à une prise de conscience pour sa santé personnelle.

(1) Lire l’encadré « Santé et droits de l’homme », in « État des lieux (I) : Une vie sociale à rude épreuve », Ensemble n° 105, septembre 2021, page 54. www.ensemble.be, onglet « archives ».

(2) Lire « À l’école, il a fallu des adaptations, mais l’accueil a été globalement positif », in « Électrosensibilité : des médecins témoignent », Ensemble n° 105, pages 61 à 73. www.ensemble.be, onglet « archives ».

Logo Unia

Ensemble !: Vos services sont plusieurs fois cités dans notre enquête auprès des personnes électrosensibles, nous avons dès lors jugé utile de vous envoyer notre brochure. (3)

Véronique Ghesquière : En effet, des dossiers ont été ouverts chez nous, nous avons suivi plusieurs situations de personnes électrosensibles. Je tiens à préciser les impressions positives sur votre brochure, très intéressante. Souvent, sur ce sujet, nous voyons apparaître les mêmes informations très tranchées, voire caricaturales, et surtout plutôt négatives sur les personnes qui se déclarent électrosensibles, avec l’oubli de signaler les informations d’instances officielles…

Unia travaille dans un cadre juridique fixé par la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, notre mission est d’en suivre l’application en Belgique. Par « personnes handicapées », nous entendons celles qui présentent des incapacités physiques, psychologiques, intellectuelles ou sensorielles durables, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société. Il en résulte alors des inégalités avec les autres individus.

Dans ce cadre, les personnes électrosensibles sont considérées en situation de handicap ?

Oui, bien entendu, les nombreux exemples apparaissant dans votre travail cadrent parfaitement avec cette définition. Nous ne pouvons nier la souffrance de ces personnes, ni nier la situation de handicap et ce quelle que soit, d’ailleurs, l’origine de leurs problèmes de santé. Le sujet est régulièrement l’objet de controverses, notamment scientifiques…. Bien entendu, c’est toujours embêtant lorsqu’une maladie n’est pas vraiment reconnue, cependant les services d’Unia n’ont en réalité pas à se positionner sur le sujet. Dans l’absolu, disposer d’une description claire des problèmes médicaux et des obstacles physiques rencontrés serait plus confortable, mais nous n’en avons pas besoin pour agir. Ces personnes décrivent une souffrance provoquant des incapacités, elles rencontrent des obstacles à participer pleinement à la société, à accéder à l’emploi, à l’hôpital, à l’école… Tout cela fait partie des critères protégés dans nos missions.

Les nombreux exemples apparaissant dans votre travail cadrent parfaitement avec la définition du handicap de l’ONU

En Belgique et en Europe, dans cette situation, les individus ont droit à des « aménagements raisonnables ». Pour prendre une image parlante, nous évoquerons la nécessité du placement d’une rampe pour accéder à un bâtiment en chaise roulante. Mais les obstacles comprennent également tout élément matériel ou immatériel empêchant l’accès au lieu de travail, par exemple, ou l’accès à l’école, à la maison communale, etc., toujours avec la préoccupation de permettre à chacune et chacun de participer pleinement à la vie sociale. Le critère de « l’état de santé » protège moins, car il représente une situation plus temporaire, comme une grippe, une jambe cassée, le handicap est plus durable, il limite la personne dans sa vie de tous les jours, durablement mais aussi au sein du « modèle social du handicap », parce que l’environnement est inadapté.

Qu’entendons-nous par « Victime » ?

En envisageant les questions posées par la pollution électromagnétique sous toutes ses dimensions, nous avons hélas l’impression de nous retrouver dans le rôle de « chroniqueur d’un désastre annoncé ». Nous profitons de cette rencontre avec Unia pour repréciser comment nous envisageons, sémantiquement, le terme de « victime ». Nous ne sommes pas particulièrement prompt à la « victimologie », mais il est indispensable de désigner les situations par un mot adéquat, notamment en cas d’exclusion sociale provoquée par des obstacles extérieurs imposés. Nous préférons en toute circonstance envisager des individus « agissants », actifs pour faire reconnaître leurs droits, cadre dans lequel nous plaçons nos témoins et leur volonté de partager leur situation difficile.

En Italie, « En 2012, la Cour de cassation a reconnu comme maladie professionnelle, chez un cadre supérieur, une tumeur liée à l’utilisation intensive de son mobile. Même jugement rendu en 2006, aux États-Unis, pour une employée de bureau ». (1) Dans la plupart des scandales industriels ou sanitaires, les personnes reconnues dans leur combat et parfois finalement indemnisées pour les dommages subis, sont bien désignées comme « victimes ». Nous favorisons ici une analogie avec ces « combats de victimes » tels que, par exemple, celui des victimes du scandale de l’amiante, d’actualité depuis des décennies.

(1) « Tumeur : un tribunal italien reconnaît la responsabilité du téléphone portable », Lise Loumé, Sciences et Avenir, 21 avril 2017. Lire l’encadré « Les pathologies post-exposition également reconnues par les tribunaux », Ensemble n° 107, mai 2021, pages 76-77. www.ensemble.be, onglet « archives ».

Pouvez-vous décrire concrètement vos procédures de travail ?

Le travail s’effectue à différents niveaux. Au service des plaintes sont traités des dossiers individuels, nous y prenons note des récits des signalements et, une fois la situation actée, nous décidons s’il y a lieu d’intervenir concrètement, et si oui comment. Pour les électrosensibles, par exemple auprès de l’employeur, de l’école, etc. Par la suite, si des dossiers se répètent pour une même question de discrimination, nous déciderons de nous attaquer plus globalement au problème. Des dossiers successifs sont par le passé arrivés concernant une surprime appliquée par des compagnies d’assurance, à des personnes touchées par des problèmes de santé. Vu la récurrence de la situation, nous avons pris des initiatives plus structurelles, car renégocier avec les assureurs à chaque signalement devenait très ardu.

Quelles sont vos interventions pour les personnes électrosensibles, notamment en regard de la notion d’aménagement raisonnable ?

On entend parfois que les aménagements raisonnables sont là pour répondre à l’échec de mesures plus structurelles, plus collectives… Certes, mais c’est toujours ça. Pour rappel, à ce stade il s’agit toujours de négocier sur des situations individuelles. Et, en effet, dans certains dossiers suivis par nos services, nous avons obtenu des petits aménagements. Nous avons pu rencontrer la bienveillance de responsables, dans un contexte précis où se trouvait la personne plaignante, pour demander que tout le monde éteigne son téléphone portable. La personne a pu continuer sa participation à l’activité. La réflexion est toujours différente selon le lieu, si l’on reprend l’exemple de la personne en chaise roulante, elle sera moins handicapée sur une digue de mer qu’à la montagne, où ce sera fichu pour elle. Le caractère « raisonnable » est donc toujours à évaluer par une discussion entre les parties, lorsque le dialogue est possible, et sera très variable selon le contexte. Dans les transports publics, par exemple, on ne peut pas subitement demander à tout le monde de couper son téléphone, ça va bloquer. Pour les aménagements raisonnables, nous sommes totalement dans des mesures individuelles, par rapport à telle ou telle personne, dans tel ou tel contexte.

Des gens expriment leur incapacité à fréquenter des lieux de soins, et les réactions des équipes ou des responsables des hôpitaux peuvent être parfois effarantes

Dans ce cadre-là, pour des personnes plus sensibles que d’autres aux ondes électromagnétiques, l’environnement joue un grand rôle. Si nous avons parfois pu trouver des aménagements, d’autres dossiers nous ont vu buter sur des limites. Dans un hôpital, par exemple, il est très difficile de trouver des zones où les rayonnements sont peu présents, telles que les personnes électrosensibles en ont besoin. Des gens expriment leur incapacité à fréquenter des lieux de soins, et les réactions des équipes ou des responsables des hôpitaux peuvent être parfois effarantes, comme le raconte une médecin dans votre travail. Nous sommes sur un tel dossier depuis des mois, je pense qu’aucun des aménagements demandés n’a été possible : ils ont tout refusé. Parfois, notamment dans ce dossier, nous sommes nous-mêmes dans l’impossibilité d’estimer si c’est raisonnable ou non, notamment si tout dans l’hôpital fonctionne avec du sans-fil… Demander l’aménagement de chambres sans rayonnements, pour l’instant c’est non. (4) Nous allons sans doute devoir clôturer le dossier, en l’état nous ne pouvons aller plus loin. Je ne sais pas si les autorités de l’hôpital reconnaissent ou non l’électrosensibilité, mais ils répondent à nos interpellations, en se justifiant. Qu’un organisme officiel comme Unia les contacte, cela a un certain poids, raison pour laquelle la plupart du temps on nous répond. En réalité, ils pourraient très bien ne pas le faire, il n’y a aucune obligation légale. Selon nous, les signalements de discriminations liés aux hôpitaux constituent sans aucun doute le problème le plus important, car pour les électrosensibles il y a impossibilité d’accès aux soins. C’est très grave…

Allergie ? Intoxication ?

Notre discussion avec la responsable d’Unia concerne la situation de handicap, étiquette sous laquelle les personnes électrosensibles sont placées en Belgique. Si toutes sont en recherche d’une solution à leur situation d’extrême exclusion, des nuances peuvent apparaître au sujet des notions de maladie et de handicap.

En les présentant en deux pôles, nous avons d’un côté des personnes réclamant pragmatiquement un statut de malade, classant en quelque sorte l’électrosensibilité dans la catégorie des « maladies émergentes ». Le corollaire immédiat est de plutôt marquer le corps comme intolérant aux rayonnements électromagnétiques, démontrant en quelque sorte un nouveau type d’allergie. De l’autre côté, nous trouvons des personnes rejetant totalement le statut de malade, elles se considèrent avant tout comme des personnes subissant une agression industrielle, victimes d’une pollution sans laquelle jamais leur vie n’aurait été perturbée. Cette vision penche donc plutôt vers une intoxication physique, car le corps réagit en effet souvent après une phase d’exposition massive. Plutôt qu’invalides, ces personnes se considèrent comme des « valides empêchés ». Entre ces deux extrémités, un large spectre de variations peut exister. Bien entendu, l’industrie aura intérêt à parler d’allergie, alors que les défenseurs de l’environnement et de la santé publique souligneront l’intoxication. Les mêmes considérations sont applicables à la notion de handicap. « Je n’ai rien demandé », nous disait un témoin, « Je ne vais pas me coller l’étiquette de handicapé pour le restant de mes jours, alors que ces machines ont détruit ma santé ». Dans ce spectre, en guise de « pivot », la société technophile extrême pousse à souligner l’existence de la notion de réalisme, le réalisme du désespoir, en fait… Comment envisager le nécessaire retour en arrière sanitaire, dans un contexte où l’industrie a totale carte blanche pour développer et vendre ses produits ?

Les électrosensibles sont inquiets, car la tendance est à toujours plus de connexion, partout et en permanence.

En effet. Nous butons alors sur la dimension mouvante, dans le temps, du caractère raisonnable. Je le répète, il s’agit toujours de négocier sur des situations individuelles. Si nous prenons un autre dossier ouvert chez Unia, avec des contacts établis dans le cadre scolaire, ils datent d’il y a déjà six ans. La situation était différente, il s’agissait alors principalement de faire couper les téléphones portables à l’arrivée des élèves. Dans les écoles, la grande mode est à présent aux tablettes distribuées à chacun, au sein d’une école hyper connectée. Il est possible qu’un aménagement jugé raisonnable il y a six ans, ou même deux, ne le soit plus aujourd’hui dans ce cadre scolaire. Si les conséquences de l’aménagement touchent trop de gens, ou ont des conséquences trop onéreuses, les aménagements peuvent paraître alors déraisonnables. (5) En outre, ce qu’on peut demander à des élèves, on ne peut pas le demander à toute une troupe de travailleurs, de voyageurs dans un train, ou dans les hôpitaux.

departures - dessin Pawel Kuczynski
departures - dessin Pawel Kuczynski

D’un point de vue plus concret, combien de dossiers avez-vous ouverts pour cette raison et depuis quand êtes-vous interpellés ? Vous définiriez le problème comme important, marginal ? Est-ce que ça augmente ?

Si je remonte dans le temps, je vois apparaître une négociation en 2016, pour une élève de primaire. Nous sommes intervenus plus récemment au sujet des compteurs communicants… En tout, nous avons eu à traiter ces dernières années une grosse dizaine de dossiers de signalements spontanés. Ils concernent des problèmes liés à l’emploi, à des services ou aux soins de santé. Pour les cinq dernières années, nous avons deux signalements en 2018, un en 2019, quatre en 2020, cinq en 2021 et trois en 2022. Sept signalements concernent la catégorie « Travail et emploi », quatre les « Biens et services », un la « Vie en société » et trois sont non-précisés dans nos rapports. Les chiffres ne sont pas énormes, mais ils peuvent être approximatifs, dans le sens où notre encodage ne permet de les retrouver que si le terme « électrosensible » apparaît dans un champ d’analyse particulier, ce qui logiquement devrait être le cas.

Fin 2019, nous avons lancé une consultation sur les droits des personnes handicapées. À cette occasion, nous avions été étonnés par le nombre de réponses reçues de personnes électrosensibles, nous ne nous y attendions clairement pas. Vingt-deux personnes électrosensibles ont répondu et témoigné de leurs difficultés. De manière générale, les répondants électrohypersensibles ont déclaré pratiquement tous être limités en raison de leur handicap dans les domaines suivants : l’emploi, l’accès aux bâtiments, les voiries et transports publics, le choix du lieu de vie, ou encore les possibilités de participation à la vie culturelle et récréative. Concernant l’emploi, ils décrivaient de grandes difficultés, voire leur impossibilité totale de travailler, faute d’aménagements raisonnables.

En 2019, lors d’une enquête, nous avions été étonnés par le nombre de réponses reçues de personnes électrosensibles, nous ne nous y attendions clairement pas

À ce stade de la discussion, il est primordial de signaler ceci : les signalements reçus sont des signaux, sans être nécessairement représentatifs de l’ampleur du problème. Certains signalements potentiels, on ne les voit jamais arriver. Inversement, parfois nous aurons une centaine de signalements, subitement, « simplement » suite à des propos publics contre un groupe social à la radio… Dès lors, je le répète, les dossiers traités donnent un signal relatif, pas forcément représentatif : peu de signalements ne veut pas dire petit problème.

Nous sommes face à des questions personnelles de handicap, au sein d’un problème de santé publique où se pose la question de mesures de précaution à prôner

Au sujet de la notion de handicap, après une procédure victorieuse en justice pour faire reconnaître l’incapacité de travail sur base des rayonnements, une dame nous a dit : « Nous sommes des valides empêchés ». (6) Elle n’est pas demandeuse de porter l’étiquette de handicapée, désirerait travailler et, en outre, elle pourrait parfaitement réintégrer son travail si les rayonnements y disparaissaient. C’est acté dans le jugement.

En effet. Au sujet de l’environnement inadapté, pour l’instant on nous dit globalement de ne pas nous en faire, que les normes de rayonnement sont suffisamment sévères, etc. (7) Pour revoir le statut des personnes et les aménagements à effectuer, ce cadre-là devra bouger. Pour le moment, nos initiatives sont limitées, et les limites sont posées par un cadre politique. Nous sommes face à des questions personnelles de handicap, au sein d’un problème de santé publique où se pose la question de mesures de précaution à prôner, par exemple. Comme vous le dites dans la brochure, nous sommes peut-être dans un dossier comparable à celui de l’amiante. Les recherches doivent aujourd’hui encore avancer mais les industriels vont plus vite, dans leurs innovations, que la recherche sur les effets sanitaires.

D’autres approches en Europe

Si l’électrosensibilité ne bénéficie pas encore d’une reconnaissance en Belgique, notons qu’Unia considère bien les électrosensibles comme des personnes porteuses de fait d’un handicap. L’adoption de la reconnaissance de l’électrohypersensibilité, recalée au Sénat en mai 2021, aurait pu simplement officialiser cette situation observable au quotidien sur le terrain, et ouvrir l’accès aux droits sociaux pour les personnes victimes de cette pollution industrielle.

Dans son introduction, le texte sénatorial élargit le débat belgo-belge en présentant des situations diverses dans d’autres États européens. « Certains pays furent très prompts à prendre des mesures parfois structurelles pour répondre au mieux aux nouveaux défis créés par un environnement électromagnétique en perpétuelle évolution. » Il y a plus de vingt ans, en décembre 2000, « l’intolérance électromagnétique intégra la liste des maladies professionnelles des pays nordiques (Danemark, Finlande, Islande, Norvège, Suède) et fut classée sous la rubrique R68.8. Dès 2002, la Suède reconnut l’électrosensibilité comme handicap fonctionnel. À ce titre, les personnes souffrant de ce syndrome sont protégées par la résolution 48/96 du 20 décembre 1993 des Nations unies concernant l’égalisation des chances des handicapés et bénéficient des aides prévues par le plan national d’action en faveur des personnes handicapées. »

Ensuite, et cela serait bien utile à nombres de nos témoins en situation de précarité, en Suède les électrosensibles « peuvent, entre autres, demander des aménagements de leur lieu de travail et de leur domicile et bénéficier du soutien des autorités suédoises dans leurs démarches visant à obtenir une adaptation des espaces publics à leur handicap. La ville de Stockholm met à la disposition des personnes dont la sensibilité est la plus aiguë des maisons situées dans des zones périphériques moins couvertes par les réseaux de téléphonie mobile. » (1) Face à ces données, il semble relativement incompréhensible aux électrosensibles de Belgique d’être encore et toujours maintenus aujourd’hui dans une situation d’extrême ostracisme. La notion d’harmonisation des politiques dans l’Union européenne connaît semble-t-il des intensités variables selon les sujets politiques concernés.

(1) « Proposition de résolution relative à la reconnaissance de l’électrohypersensibilité », Déposée par M. André Frédéric et consorts, Document 7-88/1, Sénat de Belgique, 8 octobre 2023, page 5.

La communication virtuelle a de plus en plus priorité sur la véritable communication humaine. Il n’est pas rare de voir des individus rassemblés dans un lieu public, chacune et chacun penchés sur son écran. Pourquoi donc se donnent-ils rendez-vous ? La personne sans téléphone portable est alors bien esseulée...
La communication virtuelle a de plus en plus priorité sur la véritable communication humaine. Il n’est pas rare de voir des individus rassemblés dans un lieu public, chacune et chacun penchés sur son écran. Pourquoi donc se donnent-ils rendez-vous ? La personne sans téléphone portable est alors bien esseulée...

Que peut-on imaginer pour le futur ?

Dans la phase actuelle, nous sommes malheureusement un peu dans l’expectative. Nous n’arrivons pas à des résultats très significatifs, au sein de nos compétences et des dimensions individuelles des dossiers. C’est un constat. Car le service des plaintes établit toujours ses priorités, également en fonction de l’efficacité des initiatives. Lors de signalements par des personnes électrosensibles, nous rassemblons les signalements et les analysons, nous informons les personnes de leurs droits, mais nous nous sentons aujourd’hui clairement limités dans nos interventions. Nous allons devoir réfléchir à la manière de traiter ces situations, surtout sur les lieux de travail, mais aussi sur les lieux d’habitation et dans les hôpitaux, mais… Ce n’est pas évident du tout. Le retour en arrière n’est pas facile. Nous pourrions imaginer une stratégie plus structurelle, plus collective, sans cependant déborder de nos prérogatives et entrer dans des questions de santé publique… Nous sommes au début de la réflexion, nous allons devoir avancer sur toutes ces questions.

Plus à l’aise avec les données du problème, nous pourrions prendre des initiatives structurelles plus franches. Nous allons peu en justice, car nous arrivons souvent à débloquer les situations en conciliation. Mais ici, de toute façon, aller en justice ne serait pas une démarche « confortable », en raison de cette non-reconnaissance de la maladie, et du flou autour du caractère raisonnable ou non de l’aménagement demandé. Dans nos missions, nous réalisons des signalements aux autorités, des avis et recommandations, mais tant que les problèmes médicaux ne sont pas reconnus, nous sommes bloqués, donc si les choses n’avancent pas aux niveaux scientifique et politique, nous resterons hélas limités. Cela dit, le blocage actuel ne nous empêche pas d’évoquer ces problèmes, lors d’une rencontre avec un cabinet ministériel par exemple.

Il faudrait au minimum reconnaître ce syndrome et ce problème de santé, il n’est plus nié par grand monde me semble-t-il

La situation actuelle me fait penser à la fibromyalgie. Il y a à peine quelques années, la réaction était : « encore les zozos fibromyalgiques », à présent tout de même, c’est reconnu par l’Inami et nous sommes plus à l’aise pour demander des aménagements. Si nous sommes face à un problème dont le parcours présente des similitudes, nous ne sommes alors, hélas, sans doute qu’au début d’un parcours long vers une reconnaissance. (8) À un niveau plus global, il faudrait encourager des mesures de précaution et des mesures structurelles au niveau de la société. En attendant ces mesures, dans un court terme, certaines de ces personnes demandent des zones blanches ! Ce problème est assez dramatique, car la « solution » revendiquée est la solution désespérée, en fait : le départ dans une « zone ghetto » en quelque sorte… Il faudrait au minimum reconnaître ce syndrome et ce problème de santé, il n’est plus nié par grand monde me semble-t-il : le problème de santé est là, quelle qu’en soit l’origine. (9) En lisant votre brochure, j’y voyais tout de même des lueurs d’espoir, notamment en prenant connaissance du parcours au tribunal du travail, où la personne finit par tomber sur des gens conscients de l’existence du problème, et de la nécessité d’agir…

(1) www.unia.be. Toutes les citations décrivant le travail d’Unia proviennent du site de l’institution.

(2) Dans notre prochain numéro, nous explorerons la notion de « preuve scientifique » avec Nicolas Prignot, philosophe des sciences, notamment concernant des questions médicales du passé.

(3) Les différents dossiers constituant le compte-rendu de notre enquête ont été compilés dans une brochure, outil d’information et d’interpellation. Unia en a reçu des exemplaires à l’attention directe des travailleuses citées par nos témoins, et à l’attention de la coordinatrice rencontrée ici. Pour une brève description de son contenu, voir l’encadré « L’exclusion par la pollution électromagnétique, en quatre actes ».

(4) Comme le signale le texte discuté au Sénat belge (rejeté par 29 voix contre 24), en Suède « le problème des séjours en milieu hospitalier n’a pas été négligé et des chambres spécialement aménagées ont été prévues de manière à permettre à des personnes EHS (NDLR. Électrohypersensibles) d’y recevoir des soins. Les conditions d’hospitalisation des personnes électrosensibles furent également abordées en France dans une note que la direction générale de la Santé adressa aux agences régionales de Santé en mai 2014. ». « Proposition de résolution relative à la reconnaissance de l’électrohypersensibilité », déposée par M. André Frédéric et consorts, Document 7-88/1, Sénat de Belgique, 8 octobre 2019, page 5.

(5) Nous sommes ici au cœur des enjeux industriels, soucieux de faire évoluer nos modes de vie au plus vite, et de faire reculer au plus loin la reconnaissance de l’électrosensibilité et la recherche sur les effets sanitaires de leurs produits. Lire à ce sujet « Pour favoriser la 5G, les autorités ignorent la situation sanitaire », Ensemble n° 102, Juin 2020, pages 33 à 37 et « Problèmes sanitaires et science sous influence industrielle », Ensemble n° 104, décembre 2020, pages 28 à 32. www.ensemble.be, onglet « archives »..

(6) « L’électrosensibilité au Tribunal du travail », Ensemble n° 107, Mai 2021, pages 71 à 81. www.ensemble.be, onglet « archives ». Lire également « Nous ne sommes pas malades, on nous rend malades », dans « Pollution électromagnétique et santé : trois générations de femmes exposent les impacts sociaux », Ensemble n° 104, pages 33 à 45. Lire également l’encadré « Qu’entendons-nous par « Victime » ? »

(7) Lire à ce sujet « Rayonnements électromagnétiques : aucune norme sanitaire n’existe », Ensemble 102, pages 30-32, juin 2020. www.ensemble.be, onglet « archives ».

(8) Les propos d’Unia nous placent au cœur des enjeux posés par la reconnaissance de l’électrosensibilité discutée au Sénat. Son rejet a renvoyé aux calendes le déblocage d’éventuelles solutions pour nos témoins et le maintient dans une extrême précarité. Ici, une reconnaissance aurait précisément pu encourager les initiatives de cette institution. Certains parlementaires votant contre ont ouvertement évoqué la crainte qu’un vote positif ne devienne un frein au développement technologique.

(9) Lors des auditions au Sénat, aucun des intervenants ni parlementaire n’a nié la souffrance des électrosensibles, y compris celles et ceux qui voteront contre lors de la séance plénière.

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