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Des Dermagne jobs au rabais pour les sans-emploi ?

Entre « Territoires zéro chômeur de longue durée » et « basisbanen », le ministre fédéral propose de créer un nouveau statut de travail précaire et sous-payé à destination des sans-emploi de longue durée. De quoi s’agit-il ?

En juin 2023, Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, a visité une expérience de « Territoire zéro chômeur de longue durée » à Loos, en France, en compagnie de la presse.
En juin 2023, Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, a visité une expérience de « Territoire zéro chômeur de longue durée » à Loos, en France, en compagnie de la presse.

Le 19 juin 2023, le ministre fédéral du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS) organisait, accompagné de plusieurs journalistes, la visite d’une expérience de « Territoires zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) dans la ville de Loos en France. Il s’agissait d’une opération de communication pour mettre en avant le fait qu’il avait élaboré, en s’inspirant des expériences françaises, un avant-projet de loi « instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » (1) qu’il allait soumettre pour avis aux interlocuteurs sociaux au sein du Conseil national du travail (CNT). Ladite expérience française que le ministre dit vouloir transposer en Belgique consiste à créer sur quelques micro-territoires des emplois de proximité, financés à charge de la Sécurité sociale et payés en dehors des barèmes. (Lire l’encadré)

« Plutôt que de rester chez soi »

Coté pile, selon les termes du ministre face à la presse : « on change de logique : il vaut mieux avoir un chômeur qui bénéficie des allocations et qui va travailler, qui répond à des besoins de la collectivité, de la société plutôt que de rester chez soi (…) Ça figure dans l’accord du gouvernement fédéral, l’accord Vivaldi. Il s’agit de donner une impulsion supplémentaire, depuis le fédéral, aux expériences de TZCLD qui sont menées par les régions, et principalement par la Wallonie. La volonté est d’aider la Wallonie à développer de manière plus importante et plus rapide ces expériences ». (2)

« Un contrat de travail régulier doit rester mieux rémunéré »

Côté face, ce projet s’inscrit dans un contexte où le patronat, la droite et les nationalistes flamands mettent en avant la revendication d’une limitation dans le temps des allocations de chômage à deux ans. Une proposition que Vooruit a récemment reprise sous la forme de la proposition de créer des « emplois de base » (basisbanen) au rabais, que les demandeurs d’emploi de longue durée seraient obligés d’accepter sous peine de perdre leur allocation. (3) (Lire ici) Si le projet Dermagne ne reprend pas (ouvertement) cette idée, indiquant que la nouvelle forme de mise au travail qu’il propose devrait être adoptée « sur base volontaire », il faut constater que plusieurs aspects de sa proposition s’en rapprochent, dont des conditions de travail au rabais. Les premiers échos que nous avons reçus des discussions au CNT (en cours au moment de boucler ce dossier) confirment les pires inquiétudes. Le cabinet Dermagne justifie sans vergogne le fait de faire passer par-dessus bord tous les acquis sectoriels en matière de rémunération : « En France, le cumul est limité au SMIC. Il est pertinent de suivre cet exemple, pour éviter les pièges à l’emploi : un contrat de travail « régulier » doit rester mieux rémunéré. (…) La mesure prévoit un cumul entre une allocation et une rémunération pour arriver au maximum au Revenu minimum garanti (RMMMG) interprofessionnel. L’application de la loi du 5 décembre 1968 impliquerait l’octroi de l’allocation et du RMMMG dans son intégralité, ce qui induirait, en raison du niveau de rémunération, un piège à l’emploi et divers problèmes pour les entreprises agréées (entre autres en raison de la charge salariale) ». Quant aux formes instituées de la concertation sociale, le cabinet Dermagne admet également qu’elles sont mises hors-jeu pour ces travailleurs, au motif qu’ils « n’ont pas de contrat de travail au sens de la loi du 3 juillet 1978. Une forme de représentation des travailleurs et des employeurs a lieu au sein du comité local pour l’emploi ».

Trois interviews, cinq analyses

Le dossier qui suit entend apporter une contribution au débat public autour de cette proposition. Tout d’abord, une analyse détaille le contenu de l’avant-projet de loi. (Lire ici) Suivent trois interviews. Celle du directeur de cabinet adjoint en charge du dossier pour le ministre Dermagne, M. Norré, qui a été mandaté pour nous répondre. Ce qu’il a fait avec beaucoup de courtoisie, en exposant de manière plus détaillée la façon dont le ministre présente son projet, sans toutefois emporter notre conviction. (Lire ici) Celle de Marc Becker, responsable de la CSC wallonne, qui est l’un des signataires d’une carte blanche collective dénonçant l’avant-projet comme étant « un pas de plus vers l’ubérisation du travail, un nouvel élargissement de la gamme des statuts précaires parmi lesquels les entreprises peuvent faire leur marché » (4) (Lire ici) et celle de Jean-François Tamellini, Secrétaire général de la FGTB wallonne, lequel a évoqué son opposition aux « brols qui tirent vers le bas les conditions de travail ». (Lire ici) Quatre analyses supplémentaires approfondissent ce dossier. La première tente de cerner plus précisément en quoi cette forme de mise au travail des demandeurs d’emplois de longue durée se ferait bien au rabais. (Lire ici) La seconde explore le caractère prétendument volontaire de ces emplois, qui nous semble loin d’être assurée. (Lire ici) La troisième expose les caractéristiques absurdes et discriminatoires de cette proposition. Celles-ci sont, pour une part, liées à l’idée de TZCLD dont elle dit s’inspirer, pour l’autre au cumul, dans le chef d’une même personne et pour une période indéterminée, d’un statut d’allocataire et d’un statut de travailleur à temps plein. (Lire ici) Enfin, une quatrième analyse ouvre la discussion sur l’illégalité de cette proposition au regard des règles de répartition des compétences entre l’État fédéral et les régions, ainsi que sur les dangers qu’elle fait courir pour le maintien de l’assurance chômage au niveau fédéral. (Lire ici)

Vers un retour après 2024 ?

Au vu de ce qui précède, de ce qui suit ainsi que des tensions au sein de la majorité et du contexte préélectoral, il semble heureusement peu probable que cette idée aboutisse avant la fin de cette législature. Il n’empêche, un projet similaire pourrait revenir à l’ordre du jour du prochain gouvernement fédéral, éventuellement dans le cadre d’une régionalisation et/ou d’une limitation dans le temps des allocations de chômage de longue durée. Le projet de basisbanen de Vooruit va dans ce sens. La proposition de « garantie d’emploi » évoquée par le président du PS dans son dernier livre mentionne des emplois « permettant d’atteindre le salaire minimal », sans plus de précisions, ce qui peut également faire penser à la proposition actuelle du ministre Dermagne. (5) Nous y intéresser, ce n’est donc pas seulement se pencher sur un projet qui parait avoir peu de chances d’aboutir immédiatement, c’est aussi et surtout anticiper les discussions sur les futurs « grands accords » politiques sur l’avenir de l’assurance chômage et faire entendre notre voix par rapport à ce dont nous ne voulons pas, ni avant ni après les prochaines élections.

De Macron à Dermagne

En France, l’idée de TZCLD, émise et promue par ATD Quart Monde, a été initiée en tant que politique gouvernementale en 2015 sous le second gouvernement de Manuel Valls, à une époque où Emmanuel Macron était ministre de l’Economie. Elle a jusqu’ici été reconduite par tous les gouvernements mis en place par M. Macron depuis qu’il est président de la République et n’a manifestement rien résolu aux problèmes globaux de l’emploi et du chômage en France.

En 2022, nous avions déjà écrit nos critiques par rapport à cette expérience et à l’idée de la transposer en Belgique. Nos conclusions et mises en garde semblent malheureusement avoir été prémonitoires. « L’expérience française montre que l’on répète, malgré les bonnes intentions, les dérives du Workfare et donc de l’activation : mettre à l’emploi à tout prix (…) Payer les personnes selon les barèmes sectoriels et privilégier l’emploi à temps plein paraissent des conditions minimales incontournables pour que ces expériences ne deviennent pas l’exact contraire des intentions généreuses dont elles se réclament. Elles devraient en outre, moyennant un financement adéquat, être prioritairement tournées vers les personnes actuellement privées d’allocation (et donc aussi de beaucoup d’aides à l’emploi) ». (1) Le projet du ministre Dermagne a adopté une position diamétralement opposée à ces trois balises : il est dérogatoire par rapport aux barèmes sectoriels, il privilégie les temps partiels et il exclut totalement son application aux personnes actuellement privées d’allocations.

Or le concept TZCLD tel qu’il est pratiqué dans l’Hexagone s’adresse plus largement aux personnes dites privées durablement d’emploi. La privation durable d’emploi se distingue des catégories administratives en vigueur et peut les recouper ou non. Cette privation est dite durable lorsqu’une personne est depuis plus de douze mois soit sans activité professionnelle (qu’elle soit on non indemnisée), soit en activité professionnelle mais de manière précaire (contrats courts, volumes horaires faibles subis…).

Dès les premiers débats portant sur une possible transposition du dispositif chez nous, nous avions pointé le fait qu’un système financé principalement par l’activation de l’allocation allait exclure les sans-emploi non indemnisés, qui sont pourtant ceux qui auraient le plus besoin d’un dispositif les visant, puisqu’ils ne sont éligibles à pratiquement aucun de ceux en vigueur actuellement. (2) Les promoteurs de la mesure juraient leurs grands dieux que toutes les personnes privées durablement d’emploi seraient éligibles. Ce qui paraissait impossible vu le financement envisagé. Et, en effet, la formule proposée par le ministre du Travail ne concerne, comme nous le craignions, que les personnes indemnisées.

En outre, la période d’indemnisation nécessaire pour être éligible est beaucoup plus longue que celle d’un an instaurée en France : minimum deux ans pour les bénéficiaires du Revenu d’intégration et les allocataires d’insertion, entre seize et quarante-huit mois pour les chômeurs indemnisés sur la base de leur passé professionnel, la période dépendant de la longueur de ce dernier. (Lire le graphique)

Là où le ministre suit la France, et ce n’est pas positif, c’est en ne proposant que des emplois au salaire minimum. En France, la rémunération prévue pour les participants aux TZCLD doit atteindre au moins le SMIC, c’est-à-dire le « salaire minimum interprofessionnel de croissance ». Au 1er mai 2023, le SMIC a été porté à 11,52 euros bruts de l’heure, soit 1.747,20 euros bruts par mois pour un temps plein. Il s’agit donc d’un salaire particulièrement faible, plus bas encore que notre RMMMG. Chez nous, beaucoup de CPAS utilisent ou utilisaient le RMMMG pour fixer le salaire des personnes mises à l’emploi en article 60 § 7. Cela alors même que ce « barème » par défaut, celui des entreprises privées qui n’ont pas de convention fixant de « vrais » barèmes, n’est pas censé être utilisé par le service public. Suite à la régionalisation des mesures de mise à l’emploi, dont la mise à l’emploi en article 60 § 7, la région bruxelloise a interdit le recours à cette pratique en 2019. (3) Malheureusement, la région wallonne n’a pas suivi et ne semble pas prête à le faire à l’occasion de la réforme en préparation.

Nous avions aussi pointé le risque de créer un nouveau sous-statut sous-payé, en contradiction flagrante avec les progrès (pourtant encore insuffisants selon nous) réalisés à Bruxelles. Les réactions avaient été alors de dire que la volonté était de payer selon les barèmes en vigueur dans le secteur mais que… Car plusieurs participants ajoutaient ce « mais que » en disant que mieux valait un emploi mal payé que pas d’emploi du tout. Ce qui interroge sur l’ambition réelle alors qu’il ne s’agissait à l’époque que de définir un modèle. Force est de constater que le renoncement sur les salaires était déjà dans l’esprit de beaucoup, comme concession « inévitable »…

Il faut reconnaître cependant que les mêmes acteurs ont réagi à la proposition Dermagne en pointant une partie des nombreux problèmes que pose l’avant-projet de loi. (4) Mais si la précarité contractuelle était particulièrement pointée dans cette carte blanche (5), ainsi que la problématique du cumul rémunération et allocation, l’enjeu du barème est resté spectaculairement absent de cette protestation… Or, le plafonnement au RMMMG est l’une des critiques de fond à formuler. Et même si le barème est supérieur dans les premières expériences wallonnes et l’accessibilité plus large, on aurait aimé que tous les acteurs rappellent qu’il ne suffit pas d’avoir un emploi, il faut qu’il soit de qualité et notamment qu’il offre un salaire conforme aux barèmes !

(1) Yves Martens, « Territoires zéro chômeur de longue durée?»?: outil intéressant ou poudre aux yeux? », Revue Politique, 12.05.2022 .

(2) Le Collectif solidarité contre l’exclusion propose en ce sens, depuis plusieurs années, la mise en place d’un dispositif du type de celui mis en place par l’article 60 § 7 de la loi organique des CPAS accessible aux personnes qui ne sont indemnisées par aucune des institutions de protection sociale et qui leur permettraient, après la période de travail nécessaire, d’accéder au droit au chômage sur la base de cet emploi.

(3) Yves Martens, « Bruxelles : une harmonisation par le haut de l’article 60 », Ensemble ! n° 101, décembre 2019.

(4) Collectif de signataires, « Quel avenir pour le projet « territoire zéro chômeur » en passe d’être dénaturé ? », L’Echo, 11 juillet 2023.

(5) Collectif de signataires, « Quel avenir pour le projet « territoire zéro chômeur » en passe d’être dénaturé ? », L’Echo, 11 juillet 2023.

(1) Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, « Avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée », juillet 2023.

(2) « Territoires zéro chômeur : quand la France sert d’exemple à la Belgique », L’Avenir, 19.06.23.

(3) Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, « 155.000 chômeurs menacés d’exclusion après 2024 », Ensemble ! n°110, juillet 2023 et Arnaud Lismond-Mertes, Le 1er mai anti-chômeurs de Vooruit, Ensemble ! n°110, juillet 2023.

(4) Collectif de signataires, « Quel avenir pour le projet « territoire zéro chômeur » en passe d’être dénaturé ? », L’Echo, 11 juillet 2023.

(5) Paul Magnette : « Une critique croisée entre le socialisme et l’écologie », Ensemble ! n°110, juillet 2023

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