Emploi

Un dispositif absurde et discriminatoire

L’avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée n’est pas seulement antisocial. Il multiplie également les non-sens économiques et les discriminations.

Une personne bénéficiaire du Revenu d’intégration qui a obtenu un Dermagne job risque de le perdre si elle se met en ménage avec une personne qui a un bon salaire.
Une personne bénéficiaire du Revenu d’intégration qui a obtenu un Dermagne job risque de le perdre si elle se met en ménage avec une personne qui a un bon salaire.

La référence au projet de Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) d’une part, la création d’un cumul pour les personnes visées d’un statut de chômeur et de travailleur à temps choisi à durée indéterminée, d’autre part, ainsi que son inscription hors du cadre des lois structurant le marché du travail salarié, enfin, (Lire ici et ici), font de l’avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée (1), présenté par le ministre Dermagne en juillet 2023, non seulement un projet aberrant au regard de la rationalité économique mais également un élément déstabilisateur par rapport à l’organisation collective du marché du travail et aux droits des travailleur.euse.s.

Émietter le marché du travail

Tout d’abord, l’idée même, inscrite à l’article 7 du projet que « l’entreprise ou le pouvoir local, situé sur un territoire de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée, s’engage à faire appel uniquement à des personnes domiciliées sur ce même territoire » est économiquement absurde et profondément contraire à la mission première de placement des services régionaux de l’emploi (Forem, VDAB, Actiris). A savoir : unifier le marché de l’emploi, permettre aux offres d’emploi et aux demandes d’emploi de se rencontrer de la façon la plus large, offrir à la fois aux travailleurs l’opportunité de valoriser leurs compétences dans un maximum d’offres d’emploi pertinentes et aux employeurs d’avoir un maximum de candidats pertinents par rapports à leurs offres (voir, par exemple, les missions attribuées aux services de l’emploi par la Convention 88 adoptée en 1948 par l’Organisation internationale du travail, qui définit celles-ci). En imposant aux employeurs de recruter des travailleurs domiciliés au sein du même micro-territoire où ils opèrent, on émiette le marché du travail en une somme de micro-marchés locaux au mépris de la valorisation optimale des facteurs de production et de toute rationalité économique.

On émiette le marché du travail en une somme de micro-marchés locaux

Par là-même, on introduit également des discriminations absurdes. Une personne serait éligible à un emploi, tandis que son voisin qui posséderait des caractéristiques identiques en serait a priori exclu s’il est domicilié cinquante mètres plus loin, en dehors du micro-territoire de « soutien aux demandeurs d’emploi ». Tout cela alors que l’État est censé garantir la liberté de circulation des travailleurs au niveau de l’ensemble de l’Union européenne et l’absence de discrimination vis-à-vis de ceux-ci en matière d’accès au travail.

Le revers social-libéral local d’une capitulation globale

Si ce n’est pas du côté économique qu’il faut chercher la logique d’une telle proposition, c’est au niveau social et politique. Qu’une aberration économique aussi manifeste soit endossée par des acteurs qui se disent de gauche semble le signe de leur incapacité de penser et de défendre des politiques de l’emploi progressistes à un niveau global (réduction collective du temps de travail, développement des services publics, développement de filières industrielles, programmes de formation, etc.). Faute de remettre en cause le cadrage macro-économique néolibéral (politique monétaire, commerciale, budgétaire, fiscale, etc.), il ne reste manifestement à une certaine « gauche » d’autre option que de donner un vernis social local à la poursuite de ces politiques, quitte à favoriser ainsi leur acceptation. En l’occurrence, la poursuite de la casse des salaires, des droits sociaux et de l’assurance chômage, au nom de l’aide à l’emploi et du mythe de la résolution des problèmes économiques au niveau micro-local. Lequel n’est manifestement pas l’échelle appropriée pour réguler le marché et construire des droits collectifs… mais bien pour développer un clientélisme politique « de proximité » douteux (en offrant, en échange d’une allégeance, des sous-emplois à des chômeurs menacés d’exclusion) dans le prolongement de la longue histoire des politiques de contrôle social des pauvres au niveau local.

La casse des bas salaires

En prévoyant que les titres et mérites ne soient pas les principaux critères pour l’engagement, en n’offrant aucune valorisation pécuniaire de ceux-ci, aucune progression dans la carrière et aucune reconnaissance de l’ancienneté, les Dermagne jobs mettent en place un dispositif de négation systématique des qualifications et des mérites des travailleur.euse.s engagé.e.s dans ces emplois, qui ne sont donc nullement encouragé.e.s à les développer. Nouvelle absurdité économique.

Ce type de politique organise la dualisation du marché de l’emploi. A « l’élite » la valorisation de ses compétences sur un large marché, la mobilité, les bons salaires et les droits sociaux. Aux déclassés l’enlisement dans une mise au travail micro-locale dans un statut qui ne reconnaît ni ne valorise ni ne développe leurs compétences, relève plus ou moins de l’assistance et offre une rémunération et des droits sociaux au rabais.

Le travail des cohabitant.e.s payé à 50 % de celui des isolé.e.s

Le mécanisme de cumul d’allocation et de revenu, ainsi que le plafonnement de ce cumul au niveau du salaire minimum garanti au niveau interprofessionnel (Lire ici et ici) introduisent également leur part d’absurdité et de discrimination. Le cumul d’allocation et de rémunération du travail étant plafonné au niveau du Revenu minimum mensuel moyen garanti (RMMMG), soit 1.995 euros par mois (en octobre 2023), les travailleurs concernés n’auront pas d’intérêt financier à travailler à temps plein sauf à être cohabitant.e.s. Ainsi un chômeur isolé en troisième période d’indemnisation, qui a droit à une allocation de chômage de 1.354 euros, atteindra le plafond de cumul de revenu possible (1.995 euros bruts) dès qu’il aura effectué un mi-temps de travail (657 euros de rémunération brute à 8,24 euros de l’heure, 18 heures/semaine + 1.354 euros d’allocations de chômage). (2) Tout travail supplémentaire ne lui rapportant pas un seul euro supplémentaire, la personne serait ainsi financièrement incitée à ne pas dépasser un mi-temps d’activité.

Inversement, une personne ayant une allocation de chômage en troisième période au taux cohabitant.e devrait travailler à temps plein pour aboutir in fine à un niveau de rémunération global identique (1.315 euros de rémunération pour un temps plein + 703 euros d’allocation de chômage au taux cohabitant en troisième période, qui donneraient un cumul de 2.018 euros, plafonné au RMMMG de 1.995 euros). Selon le dispositif proposé par le ministre Dermagne, une heure de travail pour une tâche identique de la première personne lui ouvrirait donc a priori le même revenu que deux heures de travail de la seconde, au seul et unique motif que l’une est isolée et l’autre cohabitante.

Une heure de travail d’un isolé lui ouvrirait donc a priori le même revenu que deux heures de travail d’une cohabitante

Idem également par rapport à des personnes qui travailleraient dans la même entreprise pour effectuer des tâches identiques mais dans le cadre d’un contrat de travail « classique » et d’un régime de travail normal à temps plein, qui applique les conventions collectives de travail : elles bénéficieraient d’une rémunération brute annuelle, selon le secteur, l’emploi et l’ancienneté (Lire ici), entre 30 % et plus de 80 %, plus importante que la chômeuse cohabitante travaillant à temps plein à durée indéterminée dans un «Dermagne job ». Ces discriminations seraient encore renforcées si ces emplois ne donnaient pas lieu à la perception de cotisations sociales ni accès aux droits qui y sont liés. (Lire ici)

Des discriminations entre chômeurs.euses

Ce qui fonde et définit l’assurance chômage et le droit à une allocation de remplacement pour les salariés, c’est « la privation de travail » par suite de « circonstances indépendantes de la volonté » du chômeur (voir par exemple l’article 44 de l’AR de 1991 réglementant le chômage). Maintenir une personne travaillant à temps plein à durée indéterminée dans un statut d’allocataire de chômage est une contradiction dans les termes et une absurdité patente.

Mais les problèmes et incohérences introduites dans l’assurance chômage vont plus loin. Les personnes engagées dans un Dermagne job devraient conserver leur statut d’allocataire pour ne pas perdre leur emploi (et donc, par exemple, éviter de se mettre en ménage avec une personne qui a des revenus plus confortables, pour un.e allocataire du RI (Lire ici) tandis que des travailleurs qui effectuent exactement le même travail mais ont été engagés dans le cadre d’un contrat classique n’ont pas ce type de contrainte.

Les personnes devraient conserver leur statut d’allocataire pour ne pas perdre leur emploi

Inversement, si les Dermagne jobs sont effectivement accessibles sur une base uniquement volontaire, sans possibilité de sanction pour un refus d’emploi, un refus de présenter une candidature ou un abandon d’emploi, comme l’indique le cabinet du ministre (Lire ici et ici), comment justifier que des offres pour d’autres emplois payés au RMMMG, soumises à d’autres personnes, donnent lieu à des sanctions en cas de refus ou d’abandon ? Comment justifier que des refus de formation donnent lieu à des sanctions ? Comment justifier que même les chômeurs reconnus comme « non mobilisables » au motif de sérieux problèmes de nature médicale, physique, mentale, psychiatrique ou psychique, soient tenus de suivre un trajet d’accompagnement du service de l’emploi, sous peine de sanctions ?

L’introduction des Dermagne jobs serait non seulement nuisible pour les personnes concernées, mais elle le serait tout autant pour l’ensemble de l’organisation du marché du travail et de l’assurance chômage dont elle poursuivrait le travail de démolition social-libéral.

(1) Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, « Avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée », juillet 2023.

(2) Pour rappel, la rémunération payée par l’employeur en vertu de l’avant-projet de loi serait de 8,24 euros par heure. A raison de 7,6 heures par jour de travail pour un temps plein de 38 heures semaine, cette rémunération brute est de 1.315 euros par mois sur une base de 21 jours ouvrables. Soit 657,5 euros pour un mi-temps.

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