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Le désenchantement d’Ebrahim

Ebrahim Mahfoud a connu les affres de la prison en Syrie, de la fuite de son pays, et de la galère ici, en tant que demandeur d’asile. Il pensait pouvoir mettre sa fine connaissance de la réalité sociale et politique du Moyen-Orient au service d’un média belge. Espoir déçu…

Ebrahim n’a pas renoncé à l’espoir de pouvoir exercer ses talents de journaliste. Mais la route est semée d’embûches et le désespoir guette. Crédit photo : Photo En-GAJE
Ebrahim n’a pas renoncé à l’espoir de pouvoir exercer ses talents de journaliste. Mais la route est semée d’embûches et le désespoir guette. Crédit photo : Photo En-GAJE

Il a fait des études d’avocat au Liban, mais c’est dans le journalisme qu’il a trouvé sa voie, sa passion, depuis une quinzaine d’années. Dans un journal satirique syrien d’abord, pour divers médias en ligne ensuite. En tant qu’observateur averti et critique, Ebrahim produit des reportages considérés comme « militants » par les sbires politiques : il connaît la prison, la torture, une période de sa vie dont il garde encore pas mal de stigmates dans sa chair, et qu’il n’aime pas évoquer tant elle lui rappelle des souvenirs insoutenables (1).

Pour échapper à la police, il s’enfuit au Liban en 2012, avant de gagner la Turquie dans l’espoir de retrouver son village natal où réside encore toute sa famille.
Pas de chance : la police turque l’arrête, et l’expulse vers le Liban. « Là-bas, j’ai vécu longtemps dans la peur de me faire expulser vers la Syrie, où ma seule perspective était le retour dans les geôles du régime. »

Désillusion italienne

Une amie journaliste le met alors en contact avec une association caritative italienne, qui l’aide à rejoindre l’Italie : Turin d’abord, la Sicile ensuite. Ebrahim obtient une collaboration dans un journal en ligne écrit en allemand, en anglais et en langue arabe (il pratique couramment les deux dernières), ainsi qu’un boulot de reporter dans une télé locale. Il décroche également un stage à Tv2000, une chaine de télé bien connue en Italie : « A la fin du stage, j’ai reçu les félicitations du rédacteur en chef : je me pensais sur le point d’être engagé. » Mais non…

« Après avoir longtemps nourri l’espoir d’être engagé comme journaliste professionnel, j’ai pris conscience que, faute de reconnaissance de mon diplôme, et à moins de me lancer dans de nouvelles études de cinq ans, les portes m’étaient fermées en tant que journaliste professionnel. » Une réalité inacceptable pour Ebrahim qui, à 45 ans, n’a plus de temps à perdre s’il veut exercer son métier de journaliste.
Commence alors une vie de galère, avec quelques collaborations et des petits boulots au noir : « J’ai compris que je devais reprendre la route de l’exil, car je n’aurais aucun avenir en Italie. J’avais quelques amis en Belgique, où j’avais déjà fait deux séjours dans le passé, c’est donc ce pays que j’ai décidé de rejoindre. »

L’espoir avec En-GAJE

En mai 2021, après un périple mouvementé dont il n’aime pas parler, Ebrahim débarque donc dans notre pays, bien décidé à chercher un travail de journaliste. Il entend parler de l’ASBL En-GAJE, prend contact, décroche rapidement un rendez-vous avec Jean-François Dumont. « Là-bas, j’ai immédiatement trouvé une aide factuelle et beaucoup de soutien. L’association a tout de suite mis à ma disposition un professeur de français, et m’a aidé à me constituer mon dossier de demande d’asile. Je peux aussi– et pour moi c’est essentiel – publier, dans Latitudes (le média collaboratif en ligne de l’ASBL ), des reportages politiques rémunérés sur la Syrie, et ce contre rémunération. »
Las : l’Office des étrangers rend un avis négatif sur sa demande d’asile. « Cette annonce a produit sur moi l’effet d’un coup de massue. C’est difficile de rester calme, positif, de ne pas tomber en dépression. Depuis lors, je vis au jour le jour. »

Ebrahim ne baisse pas les bras pour autant : soutenu par En-GAJE, il prend contact avec les responsables des rubriques « International » des principaux médias belges francophones, où il espère décrocher une collaboration en tant que pigiste (« Je ne rêve pas d’un emploi de salarié ; j’espère juste que l’on me laisse exercer mon métier de journaliste, en tant que free lance ou stagiaire »). On le reçoit « poliment », en lui faisant espérer qu’une collaboration était « peut-être envisageable ». Il envoie des articles, au Soir notamment, suite au tremblement de terre qui a ravagé une partie de la Turquie et de la Syrie en février 2023 : refusé sous prétexte que le média est alimenté par ses « propres journalistes ». « J’ai le sentiment que les médias belges pensent que, si tu es étranger, tu es fatalement moins bon. Et qu’on ne me dise pas qu’il s’agit d’un problème de langue : mon français s’améliore de jour en jour, et mes amis corrigent les fautes dans mes textes. Non ; je pense vraiment qu’il s’agit de freins psychologiques : les médias belges ne sont pas prêts à l’ouverture. »

Avenir bouché

Faute d’obtenir une collaboration ou un stage en tant que journaliste, Ebrahim galère donc de petit boulot en petit boulot : « Mais j’ai 46 ans : à mon âge, et avec les problèmes de santé que j’ai hérités de ma période de prisonnier politique, ce n’est pas facile. Les boulots dans l’Horeca, ça exige une résistance à toute épreuve, que je n’ai pas… »
Il sollicite un job d’interprète/médiateur auprès de la Croix-Rouge et Fedasil – « Cela m’intéresserait beaucoup, même si ce n’est pas mon métier » – mais de ce côté-là aussi, la porte reste close.

A l’approche de la cinquantaine, Ebrahim se laisser parfois gagner par le pessimisme : « Quel avenir s’offre à moi, dans cette situation si précaire qui est la mienne depuis des années ? », s’interroge-t-il. Retourner en Syrie ? Il y pense souvent, « mais si j’y retourne par mes propres moyens, je suis un homme mort ». Il a donc demandé à Fedasil de pouvoir bénéficier du programme de « Retour volontaire », qui garantit à ceux qui en bénéficient de la gratuité du voyage, ainsi – surtout – qu’une totale confidentialité et un soutien à la réinsertion. Demande rejetée…
« Je suis sous tension permanente ; j’ai souvent l’impression que ma tête va imploser », confie Ebrahim, qui ente à présent de se constituer un nouveau dossier de demande d’asile, articulé autour de ses graves problèmes de santé. Il n’a d’autre choix que de s’accrocher à cet espoir ténu…

(1) La Syrie occupe la 175è place sur 180 dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2023 établi par Reporters sans frontières.

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