passé colonial

« Examiner certains crimes coloniaux »

Simon Moutquin est député Ecolo et membre de la commission spéciale sur le passé colonial. Il évoque pour nous son contexte, sa méthodologie et… ses limites probables.

Simon Moutquin
Simon Moutquin

Ce 17 juillet, la Chambre belge des représentants a décidé de créer une commission spéciale « chargée d’examiner l’état indépendant du Congo (1885-1908) et le passé colonial de la Belgique au Congo (1908-1960), au Rwanda et au Burundi (1919-1962), ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver » (sic) (lire p. XX). Nous avons rencontré Simon Moutquin, député Ecolo, qui avait déposé une proposition de résolution parlementaire sur cette question (1), qui est membre de cette commission et a été impliqué dans les discussions qui ont mené à sa création.

Le député écologiste nous a indiqué qu’il « abordait les travaux d’une façon ouverte et sans préjuger de leur résultat ». Mais il nous a néanmoins confié qu’il avait « dû déchanter par rapport à [son ]optimisme initial quant à l’existence d’une volonté partagée d’apporter une clarification objective de ce passé », au vu des premières réunions (à huis clos) de la commission, du « niveau d’agressivité (…) et des hurlements » qui s’y sont produits. La « stratégie » qui a consisté à ne pas mentionner explicitement les crimes coloniaux belges dans la lettre de mission de la commission pour « ne pas crisper » certains partis et bénéficier de leur soutien pour sa mise en place, s’avérera-t-elle payante ? Ou bien cela favorisera-t-il la mise sous la tapis des questions les plus brûlantes ? A cet égard, le député nous a indiqué qu’il «  ne sait pas si [la] commission pourra recommander que la Belgique reconnaisse des crimes coloniaux en tant que crimes contre l’humanité »… mais relève qu’elle pourra peut-être « recommander qu’un ensemble de juristes (…) puissent examiner la question sous cet angle en se fondant sur son rapport ». S’il en était ainsi, la commission conclurait en recommandant de créer une autre commission pour examiner les faits qu’elle n’aurait pas eu le courage d’examiner elle-même… Jeu de dupes ?

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Ensemble ! : La Chambre vient de créer une commission sur le passé colonial belge. Vous aviez vous-même déposé une proposition de résolution sur ce sujet. Dans quel contexte cela se situe-t-il ?

Simon Moutquin (Ecolo) : La proposition de résolution relative à l’histoire coloniale belge que j’avais déposée en juin 2020, avec le groupe Ecolo-Groen, s’inscrit dans le prolongement des propositions portées par les écologistes sous les deux législatures précédentes (et notamment par Zoé Genot puis par Benoît Hellings), qui n’avaient jamais pu être mises à l’ordre du jour des travaux et être discutées. Cette initiative, préparée dès décembre 2019, se plaçait également dans la perspective du 60e anniversaire de l’indépendance du Congo. Vu les difficultés que nous avions connues par le passé pour recevoir un soutien politique suffisant pour mettre nos propositions à l’ordre du jour, notre proposition avait été réduite à un contenu davantage scientifique que politique. Une méthodologie qui devait amener à éviter de crisper d’emblée d’autres partis, afin d’ouvrir la porte à leur soutien. Et puis, ce 25 mai, la mort de George Floyd est survenue lors de son interpellation par des policiers aux États-Unis, ce qui a donné lieu à d’importantes manifestations contre le racisme et les violences policières, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans plusieurs pays européens et en Belgique. Dans notre pays, ces manifestations, placées sous le slogan « Black Lives Matter », ont non seulement porté sur la dénonciation du racisme mais aussi mis en question ses racines dans le passé colonial et l’insuffisance de l’examen critique de celui-ci.

 Le 12 juin, Patrick Dewael (VLD), l’actuel Président de la Chambre a surpris tout le monde en annonçant par un tweet qu’il estimait qu’il « est temps pour la Belgique de se réconcilier avec son passé colonial » et qu’il souhaitait discuter avec les groupes parlementaires de la manière dont le parlement pourrait « mettre en place une commission vérité et réconciliation ». Le texte de notre résolution a offert une série de propositions concrètes pour alimenter le débat sur ce sujet, qui s’est déroulé en Commission des affaires extérieures de la Chambre, puis à la conférence des présidents, et qui in fine a abouti à la création d’une commission spéciale le 17 juillet. Tous les partis ont voté en faveur de la création de cette commission spéciale, sauf le MR, qui s’est abstenu, et le VB qui a voté contre. Il est manifeste que c’est le mouvement social qui a rendu possible la mise à l’ordre du jour de cette question à la Chambre. On peut craindre que tout cela reflue si l’attention médiatique se déplace ailleurs, mais avec la création de la commission, il y a en principe un travail de fond sur ce sujet qui devrait être entrepris durant au moins un an, si la législature n’est pas prématurément interrompue par un retour aux urnes.

Quelle est la mission qui été impartie à cette commission, et quelles sont vos attentes par rapport à son résultat ?

Sur base notamment de notre proposition de résolution et d’une note qui a été demandée, sur la suggestion du VLD et du CD&V, au Musée royal de l’Afrique centrale et au service des Archives de l’État, la Chambre a fixé le fonctionnement et les missions de la commission qu’elle a instituée. Il est notamment prévu que cette commission crée un groupe d’experts chargé de lui remettre un rapport sur l’état de la recherche historique sur la colonisation belge mais aussi de dégager des propositions quant aux recommandations qui pourraient être formulées par rapport aux discours à tenir sur la période coloniale, sur les restitutions, sur le lien entre le passé colonial et le racisme, etc. L’idée est que ce rapport des experts, dont la remise est prévue pour le 1er octobre 2020, puisse servir de base au travail de la commission elle-même. La première réunion de la Commission, portant sur « l’ordre des travaux » et sur des questions de personnes s’est tenue à huis clos, ce qui est la norme dans les parlements pour ce type de sujets. Après quelques minutes de réunion, j’ai dû déchanter par rapport à mon optimisme initial quant à l’existence d’une volonté partagée au sein de celle-ci d’apporter une clarification objective de ce passé. La difficulté qu’il y aura pour aboutir m’est apparue manifeste au vu du niveau d’agressivité qui régnait entre les différents membres de la commission, aux hurlements qui se sont produits et n’ont pas été que le fait des représentants du VB.

Les écologistes (dont le mouvement politique n’existait pas à l’époque coloniale) n’ont pas de liens historiques avec les acteurs directs de la colonisation (la monarchie, l’Église catholique, les grandes entreprises, etc.). Ce n’est pas le cas de beaucoup d’autres partis politiques. Chacun arrive donc dans ce débat avec ses intérêts propres. Pour caricaturer : la N-VA et le VB vont viser à détruire l’image de la Belgique et de la famille royale, le CD&V et d’autres voudront protéger la famille royale et l’Église catholique, le MR est opposé à ce que la responsabilité des entreprises privées soit pointée, etc. On s’est très vite rendu compte, lorsqu’on a discuté de la composition du groupe d’experts, formé avec un souci (peut-être excessif) d’équilibres multiples, et notamment politiques, que certaines propositions de noms avancés par des partis avaient très peu de bases fondées objectivement. Dès ses premiers pas, la commission a donc montré ses faiblesses, mais elle se présentera peut-être sous un meilleur jour en séance publique. Personnellement, j’aborde les travaux d’une façon ouverte et je ne préjuge pas du résultat. J’espère notamment quelle aboutira à des conclusions concernant les liens entre le passé colonial et le racisme actuel, mais aussi en termes de restitutions ou de dédommagements, etc. Au-delà des recommandations qu’elle adoptera ou pas, selon la majorité parlementaire qui pourra être trouvée, je pense que cette commission favorisera, par son existence même, le débat public sur la colonisation belge, qu’elle imposera de facto à différents acteurs de prendre publiquement position, aux médias d’en rendre compte, etc.

Au niveau d’Ecolo et du président de la commission, Wouter de Vriendt (Groen), nous voulons nous efforcer d’ouvrir largement ses travaux à la société civile. Je conçois donc moins cette commission comme un aboutissement que comme une étape sur un chemin qui devra être poursuivi. S’il y a des dysfonctionnements ou des blocages, ce sera à la société civile de les pointer et à nous aider à continuer à enfoncer des murs. Après tout, c’est grâce à des associations qui font un travail de terrain depuis des années (notamment les « visites décoloniales » du Collectif mémoire coloniale) que la création de cette commission a été possible.

Tshibumba Kanda Matulu (1975), "Les Martyrs de l'Union minière du Haut Katanga" (Répression de la grève du 9 décembre 1941), Brooklyn Museum.
Tshibumba Kanda Matulu (1975), "Les Martyrs de l'Union minière du Haut Katanga" (Répression de la grève du 9 décembre 1941), Brooklyn Museum.

La Commission a confié au groupe d’experts une mission à la fois scientifique (dresser un état des connaissances sur l’histoire de la colonisation belge) et politique (formuler des propositions sur ce qui doit être fait pour favoriser la « réconciliation »). Une tribune d’une cinquantaine d’historiens vient de dénoncer cette confusion méthodologique … Cette façon de procéder ne traduit-elle pas un défaut de volonté politique de reconnaître d’emblée les crimes coloniaux belges ?

D’autres historiens se sont prononcés publiquement en faveur de la méthodologie que nous avons adoptée. Le groupe d’experts n’a pas pour vocation de faire un grand travail de recherche historique, la plupart des faits étant connus des historiens. Il n’ a pas non plus pour objectif de prémâcher les conclusions de la commission, il a surtout pour but de donner aux parlementaires des repères et des propositions de méthodes pour réaliser leur propre travail qui devrait commencer en octobre. Le périmètre fixé aux travail des experts est large et peut-être flou, mais il me semble qu’on peut également voir cela comme une volonté d’ouverture. La lettre de mission de la commission indique toutefois qu’elle examinera « en particulier » l’état du consensus entre les historiens sur « les violations des droits humains, le racisme et la ségrégation institutionnels, la violence structurelle, le travail forcé, l’exploitation économique ». L’attention est donc quand même bien ciblée sur certains points de cette histoire qui posent des questions. Certains ont suggéré, au moment où le mouvement Black Lives Matter était à l’avant-plan médiatique, que le gouvernement belge présente des excuses aux Congolais. Mais je crains que si une telle démarche n’est pas étayée historiquement par rapport à des faits précis, elle ne soit elle-même qu’une forme de poursuite de l’occultation de ces faits et d’évitement du débat public, et qu’in fine elle s’avère sans effet sur les causes structurelles du racisme. C’est l’intérêt de la méthodologie choisie par la commission de permettre de donner un ancrage historique précis aux conclusions qu’elle tirera.

Anne Wetsi Mpoma, l’une des expertes, nous a indiqué (p.59) qu’elle souhaiterait que la commission reconnaisse certains crimes coloniaux belges en tant que crimes contre l’humanité. Cette question de la qualification des crimes pourra-t-elle être mise à l’ordre du jour de la commission ?

J’espère que dans l’organisation de ses travaux, la commission pourra examiner la colonisation au regard des Droits humains. Je pense que cela suppose un débat où l’on puisse notamment auditionner un panel de juristes, puisque cette thématique relève du domaine du droit. Je ne sais pas si notre commission pourra recommander que la Belgique reconnaisse des crimes coloniaux en tant que crimes contre l’humanité. Mais peut-être pourra-t-elle recommander qu’un ensemble de juristes – pourquoi pas en partie étrangers – puissent examiner la question sous cet angle en se fondant sur son rapport. En tant que député écologiste, je soutiens ce souci d’examiner sans tabou certains crimes coloniaux au regard d’une éventuelle qualification en tant que crimes contre l’humanité, mais à ce stade je ne peux pas préjuger s’il y aura une majorité parlementaire au sein de la commission pour y donner suite. J’espère cependant que le travail de cette commission permettra une confrontation des responsables politiques à des vérités objectives concernant l’histoire coloniale et que cela les poussera in fine à les reconnaître et à les qualifier dûment.

Une des missions confiée à la commission est « d’élaborer des propositions pour la réconciliation entre les Belges (y compris les Belges d’origine congolaise, rwandaise et burundaise) ». Or si l’on parle de crimes contre l’humanité, quel est le sens de parler de « réconciliation » ? On n’imagine pas, par exemple, qu’une commission parlementaire prône la « réconciliation » entre les victimes du nazisme et les collaborateurs. Et qui devrait se « réconcilier » avec qui ?

Votre question pointe bien mon malaise face à l’utilisation du concept de « réconciliation » dans ce contexte. Certains avaient voulu le mettre au cœur de la mission de la commission. Dans un premier temps, j’ai cru qu’il aurait une certaine pertinence en tant que « réconciliation » de la société belge avec son propre passé, au sens de reconnaître ses fautes et d’en tirer les conséquences pour le présent et l’avenir. Au cours des débats, l’application de ce terme m’est apparue de plus en plus inadéquate notamment quant aux personnes qui devrait prétendument être « réconciliées ». Ceci dit, il existe dans la diaspora congolaise des personnes qui demandent une indemnisation en lien avec des crimes coloniaux. Peut-être cette question de la « réconciliation » pourrait-elle retrouver un sens si c’est pour aborder ce type de sujet ? Je vous accorde cependant le point de principe que ce sont seulement les victimes elles-mêmes qui peuvent faire valoir les préjudices subis et proposer les termes d’éventuelles « réconciliations ».

(1) DOC 55 – 1334/001

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