déontologie journalistique

L’histoire tumultueuse du contrôle de la déontologie journalistique 

La création du Conseil de déontologie journalistique (CDJ) a permis aux médias de répondre à un double défi : rendre les médias plus vertueux et respectueux de la qualité de la démarche journalistique d’un côté ; se prémunir contre des ingérences de l’Etat, de l’autre.

La diffusion sur la Une (RTBF) de Bye Bye Belgium, le 13 décembre 2006, a provoqué un déclic salutaire, qui a accéléré la naissance du Conseil de déontologie journalistique.
La diffusion sur la Une (RTBF) de Bye Bye Belgium, le 13 décembre 2006, a provoqué un déclic salutaire, qui a accéléré la naissance du Conseil de déontologie journalistique.

« Le journaliste appartient à une sorte de caste de parias que la société juge toujours – socialement – d’après le comportement de ses représentants les plus indignes du point de vue de la moralité », écrivait déjà le sociologue allemand Max Weber en 1959 (1). « Ce constat fataliste s’applique à toutes les périodes de l’histoire du journalisme, observe Jean-Jacques Jespers, ancien journaliste à la RTBF, professeur à l’ULB et membre du CDJ. Cet opprobre a depuis longtemps été ressenti par les professionnels eux-mêmes, et depuis longtemps ils ont essayé de s’en prémunir, mais aussi de se protéger d’un autre mal qu’ils redoutaient tout autant : l’ingérence du pouvoir d’Etat (2). »

Une profession en quête d’honorabilité

Pour regagner l’honorabilité de la profession, celle-ci a donc entrepris de s’autodiscipliner. Le premier « jury d’éthique » composé de journalistes et d’éditeurs voit le jour en Suède, en 1874. La Norvège est le premier pays à se doter d’un conseil de presse, en 1916. Aujourd’hui, 31 conseils de presse, dont 19 dans des Etats membres de l’Union européenne, sont regroupés au sein de l’Association of Independent Press Concils of Europe (AIPCE). La Fédération internationale des journalistes est créée en 1926, avec pour premier objectif de trancher les conflits entre journalistes sur les sujets de déontologie. En 1972, la Fédération internationale adopte la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, code de référence déontologique pour l’ensemble des journalistes du monde. L’article II de cette Déclaration stipule le droit, pour le journaliste, de « n’accepter que la juridiction de ses pairs, à l’exclusion de toute ingérence gouvernementale ou autre ». Pas question, donc, pour une tierce partie, de se hasarder à évaluer la déontologie journalistique : cette précaution vise, de toute évidence, à empêcher toute censure ou autre forme d’intrusion visant à limiter la liberté d’expression.

« Mais petit à petit, les éditeurs vont rentrer dans le jeu, remarque Jean-Jacques Jespers, et l’autorégulation bipartite (à deux bancs, éditeurs et journalistes) s’impose. Plus tard, l’idée d’un conseil de presse tripartite, faisant appel à un troisième banc composé de représentants de la ‘‘société civile’’ va finir par s’imposer. » C’est cette composition tripartite qui sera retenue lors de la création de la plupart des conseils de presse contemporains. « On peut voir dans cette évolution un indice du malaise des médias face à la crise de leur modèle économique et à la détérioration de leur image : éditeurs et journalistes préfèrent ne plus être seuls à assumer la défense de leur réputation. »

Et en Belgique ?

En 1947, le congrès de l’Association générale de la presse belge (AGPB) – fondée en 1885 et regroupant journalistes, rédacteurs en chef et éditeurs de journaux francophones et néerlandophones – adopte le premier code de déontologie belge (plus de 200 pages !) intitulé « Droits et devoirs du journaliste ». Seule la presse écrite est concernée : à cette époque en effet, les journalistes et éditeurs de l’audiovisuel ne sont pas admis dans les organisations professionnelles.
En 1978, l’AGPB disparaît au profit de l’Association générale des journalistes professionnels de Belgique (AGJPB), une union professionnelle bicommunautaire de journalistes. En 1981, l’AGJPB et les associations d’éditeurs de la presse imprimée publient ensemble un Code des principes de journalisme. Dix ans plus tard, en 1988, l’AGJPB crée en son sein un Conseil de déontologie chargé de donner des avis sur les cas litigieux soumis au bureau de l’association. La légitimité de ce conseil monopartite, composé de dix journalistes professionnels (titulaires de la carte de presse), francophones et flamands, élus par leurs pairs, est rapidement mise en cause : il sera dissout en décembre 2002, miné par les contestations portant sur son statut.

Des tentations de contrôle de la presse

Au milieu des années 1990, les médias sentent souffler le vent du boulet. Les mondes judiciaire et politique leur reprochent de lancer des accusations hâtives, et de marcher sur les platebandes de la justice dans la recherche des coupables de quelques grandes affaires : l’assassinat du ministre d’Etat André Cools d’abord, l’affaire Dutroux ensuite. Des propositions de contrôle de la presse émergent de-ci de-là, en vue de juguler les « excès » de certains médias. En décembre 1995, la commission Justice du Sénat lance, avec la collaboration de l’AGJPB, un grand colloque « Justice et médias » auquel participent éditeurs, journalistes chercheurs, enseignants, dirigeants d’associations, magistrats et mandataires politiques : cet échange débouche sur l’idée d’opter pour une autre forme d’autorégulation impliquant tous les acteurs du secteur ainsi que la société civile.
En janvier 2000, des parlementaires proposent de créer, par une loi, un Conseil fédéral de journalisme. « Cette proposition a été considérée par le secteur des médias comme une menace pour son indépendance, souligne Jean-Jacques Jespers. Elle a servi de coup de semonce et encouragé les éditeurs et les journalistes à élaborer des alternatives basées sur l’autorégulation. » Le Raad voor de Journalistiek (RvdJ) pour les médias flamands est créé en 2002. Du côté francophone, les pourparlers vont durer des années et se heurter à de nombreux rebondissements, avant de déboucher, à la fin de l’année 2009, sur la création du Conseil de déontologie journalistique pour les médias francophones.

Jean-Jacques Jespers : « Le CDJ a surtout favorisé, par son action, une prise de conscience au sein du public et une prise de responsabilité au sein des rédactions. »
Jean-Jacques Jespers : « Le CDJ a surtout favorisé, par son action, une prise de conscience au sein du public et une prise de responsabilité au sein des rédactions. »

Le choc Bye Bye Belgium

La diffusion, sur la Une (RTBF), le 13 décembre 2006, de Bye Bye Belgium, un film de politique-fiction qui met en scène une sécession imaginaire de la communauté flamande sous la forme d’un faux reportage, avec la participation de journalistes du journal télévisé, provoque un déclic salutaire. Ce film, décrié comme « honteux, manipulatoire et provocateur » par les uns, et loué comme « pédagogique » par d’autres, crée en effet un véritable tollé dans les rangs politiques et médiatiques. On parle donc à nouveau, et plus que jamais, de « contrôler les médias ».

Le 9 janvier 2007, le Parlement de la Communauté française vote une motion demandant au gouvernement de créer un conseil de déontologie journalistique, et Fadila Laanan, alors ministre de la Culture et de l’Audiovisuel de la Communauté française (PS), enjoint les principaux acteurs à enfin créer ce fameux conseil, en les menaçant, à défaut, de la reprise en main du projet par le gouvernement. Journalistes et éditeurs francophones reprennent alors les débats, mais l’ambiance est conflictuelle.

Les obstacles à lever

Cela discute ferme, sur la forme du futur conseil de déontologie et de son règlement d’ordre intérieur (18 versions successives seront discutées !) et, surtout, sur trois enjeux de taille : 1/ les champs de compétences respectifs du futur Conseil de déontologie et du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), aux décisions duquel les médias audiovisuels sont déjà soumis ; 2/ le financement du nouvel organe d’autorégulation ; 3/ les réticences des rédacteurs en chef de confier à des tiers des attributions qui, selon eux, leur reviennent de droit.
L’inquiétude des éditeurs de médias audiovisuels sera rencontrée par l’adoption de l’article 4 du futur décret de la Communauté française créant le Conseil de déontologie : celui-ci stipule que l’organe d’autorégulation sera compétent pour traiter de toute plainte relative à la déontologie de l’information dans les médias audiovisuels. Cette compétence est donc retirée au CSA, ce qui n’empêche pas ce dernier de s’emparer parfois de sujets relevant de la déontologie, au grand dam du Conseil de déontologie, avec lequel les relations sont souvent tumultueuses (lire « les deux « gendarmes » des télés et radios »).

La question du financement est réglée comme suit : le financement de l’instance d’autorégulation sera garanti pour moitié par les cotisations des éditeurs de médias membres de l’Association pour l’Autorégulation de la Déontologie Journalistique/AADJ (l’ASBL ayant pour objet social la mise en place du nouveau Conseil, qui sera créée le 29 juin 2009) et, pour l’autre moitié, par une cotisation de l’AJP garantie de façon inconditionnelle par une dotation de la Communauté française. Enfin, pour rencontrer la crainte des rédacteurs en chef de se voir dépossédés du « pouvoir » sur leur rédaction, on leur garantit deux sièges spécifiques au sein de l’organe d’autorégulation, aux côtés des éditeurs et de la société civile.

Et – enfin ! - le Conseil de déontologie journalistique…

Le 30 avril 2009, le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles adopte donc le décret « réglant les conditions de reconnaissance et de subventionnement d’une instance d’autorégulation de la déontologie journalistique » (3). Cette instance prend la forme d’une ASBL, l’AADJ (citée plus haut), laquelle servira de coupole à l’organe effectif d’autorégulation en gestation. L’adhésion à cette instance est imposée, par le décret, à tout éditeur de média audiovisuel et à tout éditeur de presse quotidienne souhaitant bénéficier de l’aide publique directe à la presse. « Le législateur s’assure ainsi qu’un maximum de médias participeront au système d’autorégulation, ce qui est la condition de sa crédibilité et de sa pérennité », souligne Jespers.

En septembre 2009, le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) sort enfin des limbes, et l’AADJ désigne ses 20 membres effectifs (et autant de suppléants), répartis en quatre catégories : six représentants des journalistes, six représentants des éditeurs, deux représentants des rédacteurs en chef, et six représentants de la « société civile ». On retiendra encore que le mandat de membre du CDJ est incompatible avec un mandat politique, et que les membres du CDJ, tous bénévoles, siègent à titre personnel et non comme représentants d’une entreprise ou d’une association. Les missions du nouvel organe s’articulent autour de trois axes : l’information (sa mission pédagogique en quelque sorte) – qui porte sur la déontologie journalistique en général ; la médiation – qui vise à rapprocher, dans la mesure du possible, les positions des plaignants et celles des journalistes ; l’autorégulation – traitement des plaintes et production de directives et autres recommandations.

La présidence du Conseil est confiée, pour un mandat renouvelable de quatre ans, en alternance à une ou un représentant des éditeurs et à une personne issue des rangs des journalistes. L’AADJ nomme aussi un.e secrétaire général.e chargé.e de l’instruction des dossiers et de la gestion générale, avec l’aide de deux assistant.e.s juridiques et d’un.e adjoint.e administrati.f.ve. C’est au secrétariat général que revient la tâche de faire le tri entre les plaintes qui portent bien sur un point de déontologie journalistique et qui respectent les conditions de délais – lesquelles sont donc considérées comme recevables – et les autres.

Si la plainte est recevable, une médiation est tentée. Si celle-ci échoue, le Conseil débat du dossier et prend une décision sur la plainte. C’est André Linard, juriste de formation, journaliste, créateur de l’agende de presse InfoSud (et, soit dit en passant, père de Bénédicte Linard, ministre de la Culture, de l’Enfance, des Droits des femmes, de la Santé et des Médias (Ecolo) au sein du gouvernement de la Communauté française depuis le 17 septembre 2019) qui a inauguré la fonction de secrétaire général. « Il a considérablement contribué à asseoir le crédit du CDJ », reconnaissent encore aujourd’hui, en chœur, les différentes parties prenantes. Depuis mai 2016, c’est Muriel Hanot, « transfuge » du CSA (où elle a exercé en tant que directrice des recherches et études), qui exerce la fonction de secrétaire générale du CDJ (lire son interview).

… et son Code de déontologie journalistique

Le Conseil de déontologie journalistique a tenu sa première séance en janvier 2010 et, le 16 octobre 2013, il a adopté son propre texte déontologique de synthèse, à savoir le Code de déontologie journalistique composé de 28 articles plutôt courts (lire « La quête de la vérité, axe central du travail journalistique »), périodiquement mis à jour et assortis de commentaires,qui font désormais référence pour tous les journalistes et toutes les rédactions. C’est lui qui fonde les décisions du CDJ, y compris envers des médias ou des journalistes qui ne sont pas membres de l’AADJ, mais qui s’adressent au public francophone. Le texte du Code est publié en ligne sur le site du CDJ (4), ainsi que dans une brochure largement diffusée de la collection des Cahiers de la déontologie.

Depuis sa création, le CDJ a tenu en moyenne 10 à 12 réunions annuelles. Il a pris de nombreuses directives et recommandations qui complètent et approfondissent le Code de déontologie journalistique, notamment sur l’information relative aux personnes étrangères ou d’origine étrangère et aux violences de genre, sur la distinction entre information et publicité, sur l’information des plateformes en ligne, sur l’identification des personnes physiques, sur l’information en période d’urgence et en période électorale, etc. Il s’est prononcé sur des centaines de plaintes, déclarant certaines fondées, et d’autres non fondées. Il a favorisé des solutions amiables entre plaignants et médias, et a répondu à des centaines de questions ou de sollicitations de journalistes, d’étudiants, de citoyens. « Il a surtout favorisé, par son action, une prise de conscience au sein du public et une prise de responsabilité au sein des rédactions », insiste Jean-Jacques Jespers.

(1) « Le savant et le politique », Max Weber, Plon, Paris 1959.

(2) Cet article a été réalisé sur la base de l’article « Histoire du Conseil de Déontologie Journalistique (CDJ) » de Jean-Jacques Jespers, publié dans la revue Recherches en Communication n°54, le 7/12/2022.

(3) Décret du 30 avril 2009 réglant les conditions de reconnaissance et de subventionnement d’une instance d’autorégulation de la déontologie journalistique, Moniteur belge, 10 septembre 2009.

Partager cet article

Facebook
Twitter