déontologie journalistique

Le poids des mots… et celui des photos

Le choix des illustrations qui accompagnent un article est tout sauf anodin. Le Conseil de déontologie journalistique l’a rappelé à L’Avenir : porte-jarretelles débordant de billets de banque et prostitution de mineures font mauvais ménage.

Le 29 septembre 2021, L’Avenir publie un article en ligne reprenant une dépêche Belga qui évoque le démantèlement d’un réseau de prostitution de mineures à Bruxelles : « Réseau de prostitution démantelé à Bruxelles : 4 suspects sous mandat ». Le chapeau précise : « Un réseau de prostitution de mineures a été démantelé à Bruxelles, selon une information divulguée samedi par RTL Info ». On apprend dans l’article que le parquet de Bruxelles a confirmé la mise sous mandat de quatre personnes dans une enquête pour prostitution, que les clients prenaient rendez-vous via des sites de petites annonces spécialisées et se rendaient dans un appartement à Saint-Gilles loué à la semaine sur Airbnb, et qu’une des personnes placées sous mandat serait une jeune fille de 18 ans. Cette dernière conteste toute implication dans l’organisation du réseau, mais reconnaît s’être livrée à des actes de prostitution mineure. L’article mentionne également que les trois autres suspects ont une vingtaine d’années, que l’un d’eux serait lié à une bande urbaine, que l’enquête a été initiée à la suite de la dénonciation d’une Française de 16 ans qui a avoué à ses parents avoir été forcée à se prostituer, et que les enquêteurs ont identifié neuf victimes, dont quatre mineures.

L’article est illustré par une photographie (créditée Reporters/BSIP) en très gros plan du haut de la cuisse d’une femme qui retire une liasse de billets de son porte-jarretelles. Cette photo a fait réagir une lectrice, qui a déposé plainte au CDJ : ce choix d’illustrer un article portant sur la traite d’êtres humains avec une photo qui hypersexualise une jeune fille et « glamourise » la prostitution est inacceptable, estime-t-elle en substance.

En réponse à cet argument, le média observe que la prostitution n’est pas glamour mais revêt une réalité de violence et d’inhumanité dont rend compte l’article. « L’image choisie, argumente-t-il, vise à susciter une prise de conscience chez les lecteurs en montrant les codes de la prostitution : sexualité et argent. » « L’image choisie ne rend absolument pas compte de la réalité dramatique qu’est la prostitution de mineur.es, c’est-à-dire des violences sexuelles vis-à-vis d’adolescent.es », rétorque la plaignante. Laquelle estime au contraire qu’elle alimente les représentations qui banalisent la prostitution d’adolescent.es et contre lesquelles les acteurs de terrain s’efforcent de lutter : l’argent facile et/ou rapide, l’affichage de la richesse, de l’indépendance et du libre choix ainsi que la présentation hypersexualisée du corps féminin. L’Avenir, de son côté, soutient que « l’illustration est neutre, ce qui est le propre d’une photo prétexte. »

Attention aux répercussions de l’info sur la société

Le préambule du Code de déontologie journalistique énonce que « les journalistes ont une responsabilité sociale inhérente à la liberté de presse ». Bien que liée à la responsabilité déontologique, la responsabilité sociale va plus loin. Elle demande au journaliste une réflexion approfondie sur l’incidence que peut avoir son information sur la société, sur des tiers.

« L’acte d’informer active donc, de facto, la responsabilité sociale du média envers son public, vis-à-vis duquel il s’engage, comme média d’information, à diffuser une information respectant l’ensemble des principes de déontologie », précise Muriel Hanot, secrétaire générale du CDJ. Par responsabilité sociale, le CDJ entend aussi la prise en compte par le ou la journaliste, lorsqu’il ou elle traite un sujet qui risque de heurter des personnes, des effets prévisibles qui peuvent résulter de la diffusion de cette information. L’impact de la diffusion de l’information s’analyse par rapport à trois acteurs : les lecteurs (auditeurs, spectateurs), les personnes citées, ainsi que les sources du journaliste.

La responsabilité sociale est inhérente à la liberté de presse, elle demande de porter attention aux éventuelles répercussions de l’information ainsi diffusée dans la société.

Le Conseil de déontologie journalistique a donné raison à la plaignante, le 21 septembre 2022 (1). « La photo prétexte était connotée de telle sorte qu’elle minimisait, banalisait et relativisait les faits évoqués ainsi que la souffrance des jeunes filles qui en étaient victimes », a-t-il estimé, notant également que « la photographie qui montrait une jeune femme retirant une liasse de billets de son porte-jarretelles jouait particulièrement sur les registres – stéréotypés – de la sensualité, de la séduction et de l’argent facile, conférant à l’information un caractère léger qu’elle n’avait pas ». « En conséquence, a-t-il conclu, le média a manqué de responsabilité sociale et contrevenu à la Recommandation du CDJ sur le traitement médiatique des violences de genre. » (2) Cette recommandation prévoit en effet ceci, en son article 2.2 : « Dans le récit des actes de violences de genre, les journalistes évitent toute scénarisation qui ne serait pas au service de l’information. » La photo glamour d’un porte-jarretelles débordant de billets de banque relève bien d’une mise en scène qui, non seulement, n’est pas au service de l’info, mais la dessert en envoyant un message bien éloigné de la réalité de la prostitution.

(1) CDJ – Recommandation « Violences de genre », 9 juin 2021

(2) CDJ – Plainte 21-43 – 21 septembre 2022

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