chômage

Le projet de « Dermagne jobs » à la poubelle

Les organisations syndicales et patronales ont rendu un avis qui dit tout le mal qu’elles pensent de l’avant-projet de loi instaurant « des territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » porté par le ministre Dermagne. Touché, coulé.

En juin 2023, Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, a visité une expérience de « Territoire zéro chômeur de longue durée » à Loos, en France, en compagnie de la presse.
En juin 2023, Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, a visité une expérience de « Territoire zéro chômeur de longue durée » à Loos, en France, en compagnie de la presse.

Dans notre numéro de novembre, nous avons consacré un dossier étayé à l’exécrable avant-projet de loi « instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » élaboré par Pierre-Yves Dermagne, le ministre fédéral du Travail (PS). (1) Celui-ci indiquait vouloir transposer en Belgique l’expérience française des Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) et « garantir le fait que les allocations de chômage continuent à être versées aux demandeurs d’emploi quand ils travaillent dans des TZCLD ». Il s’agissait, selon les dires du ministre, d’un « changement de paradigme complet. On change de logique et on se dit qu’il vaut mieux avoir un chômeur indemnisé qui va travailler, répond à des besoins de la collectivité, de la société, plutôt que de rester chez soi ». (2) A l’analyse, nous avions été épouvantés par le contenu de ce « changement de paradigme », qui se résumait in fine à créer des « Territoires zéro droits sociaux » pour les personnes mises à l’emploi dans ce cadre. L’ensemble des aspects du projet que nous avons étudié révélait son caractère socialement calamiteux et la brèche que son adoption ouvrirait dans notre droit du travail ainsi que dans notre protection sociale. Sans compter la menace qu’il constituerait pour le maintien de l’organisation de l’assurance chômage au niveau fédéral. (3)

Le CNT divisé mais convergeant

Des responsables syndicaux de premier plan avaient déjà exprimé dans nos pages leur opposition au projet. Le Secrétaire général de la FGTB wallonne, Jean-François Tamellini, y évoquait des « Des brols qui tirent vers le bas les conditions de travail » (4) tandis que le responsable de la CSC wallonne, Marc Becker, indiquait que le projet était « à cent mille lieues de ce que nous voulions » et « pas acceptable comme tel pour notre organisation ». (5) Il restait cependant encore à voir comment les organisations syndicales se positionneraient formellement sur le sujet au sein du Conseil national du Travail (CNT), lequel regroupe de façon paritaire des représentants des organisations représentatives des travailleurs (CSC, FGTB…) et des employeurs (FEB, UCM…), avec notamment pour mission de rendre des avis au gouvernement belge sur les avant-projets de lois qui concernent les matières d’ordre social. Après avoir examiné cet avant-projet pendant plusieurs mois, celui-ci a rendu son avis, le 28 novembre. Un avis écrit au vitriol qui dézingue complètement le projet Dermagne. Originalité : l’avis rendu est divisé mais, sur base d’arguments différents, les organisations syndicales et patronales arrivent à une même conclusion, le projet est imbuvable.

« De sérieuses lacunes »

A titre liminaire, les organisations syndicales indiquent qu’elles « sont favorables au concept français de territoires zéro chômeur de longue durée  (TZCLD)». (6) Une déclaration de principe dont nous avons de la peine à apercevoir la cohérence avec le reste de l’argumentation qu’elles développent, qui semble « oublier » qu’en France les emplois créés au titre des TZCLD ne sont payés qu’au salaire minimum interprofessionnel (11,52 euros de l’heure bruts, 9,11 euros nets), donc pas en fonction des barèmes des secteurs d’activité, des qualifications et de l’ancienneté. Néanmoins, par rapport à l’avant-projet de loi présenté par le ministre, la position des organisations syndicales exprimée au CNT rejoint largement les critiques que nous avions développées dans notre analyse, même si elles l’expriment d’une façon plus diplomatique. Plutôt que d’évoquer des « territoires zéro droits sociaux », celles-ci préfèrent pointer les « sérieuses lacunes » du projet.

Sur le caractère volontaire de l’acceptation de ces emplois, tout d’abord, elles relèvent que « le concept français est basé sur un volontariat dans le chef du chômeur. C’est manifestement aussi l’intention qui sous-tend cet avant-projet de loi, mais cela ne ressort pas de la réglementation proposée, vu la définition actuelle de la notion « d’emploi convenable » ». Elles poursuivent, concernant le sous-statut prévu pour les « Dermagne jobs » : « il est certes proposé que les chômeurs soient engagés sur la base d’un contrat de travail, mais en les excluant de la loi relative aux contrats de travail, de la loi sur les Conventions collectives de travail (CCT) et de la loi concernant la protection de la rémunération. Ils sont dès lors exclus d’une partie importante de la protection du travail, sans justification valable. (…) Cette exclusion de la loi sur les CCT implique également que les barèmes conventionnels normaux ne sont pas appliqués. En lieu et place, il est à présent question d’un minimum légal de 8,24 euros bruts par heure prestée (montant indexé), à compléter par l’allocation complète ou partielle, mais sans dépasser le salaire minimum interprofessionnel, ce qui va à l’encontre du droit à la liberté de négociation collective. (…) Pour les membres représentant les organisations de travailleurs, il est essentiel que les barèmes normaux soient respectés. ». Les organisations syndicales détaillent sans ambages certaines conséquences du statut dérogatoire au régime général de Sécurité sociale des salariés prévu par Dermagne : « l’avant-projet de loi dispose qu’aucune rémunération n’est due pendant les périodes de suspension du contrat de travail (…) cela ne satisfait pas aux principes d’égalité de traitement et de non-discrimination. Cela renforce entre autres la précarité des personnes qui sont confrontées à la maladie ou à un accident. Plus particulièrement en ce qui concerne la suspension pendant la période des vacances annuelles, la non-poursuite du paiement de la rémunération est contraire à la directive européenne sur le temps de travail ».

Enfin, les organisations syndicales avancent également les mêmes critiques que nous par rapport au risque de dumping social évoquant « le risque que, dans le cadre d’un certain nombre de projets, il soit simplement question du glissement d’une occupation dans des statuts spéciaux vers des formes d’occupation qui sont moins onéreuses pour le pouvoir local ou l’entreprise et qui vont également souvent de pair avec une diminution des droits pour les travailleurs concernés… ».

« Opposition de principe »

La position des organisations patronales est tout aussi défavorable au projet. Celles-ci font état dans l’avis de « leur opposition de principe » à ce projet, ne pouvant « soutenir une mesure présentée comme constituant une passerelle vers le marché du travail quand il ressort clairement de la conception de la mesure que celle-ci ne favorisera pas le retour à un emploi durable ». Elles estiment la mesure « de nature à freiner le développement d’activités économiques dans le secteur privé » puisque « les services sont par nature des services qui peuvent être rendus par des entreprises et personnes privées (service de restauration, de couture, de jardinage, de dépannage et de conciergerie…) » et qu’aucun « acteur privé ne sera en mesure de concurrencer les acteurs bénéficiant du régime, car leurs coûts salariaux seront toujours beaucoup plus élevés pour une même activité ».

« Zéro pointé »

Cette prise de position des interlocuteurs sociaux n’a pas échappé à la presse. Le Soir titrant, début décembre : « Chômage de longue durée : zéro pointé pour le projet Dermagne » (7) tandis que L’Écho évoquait le « « Non » cinglant des patrons et syndicats aux territoires zéro chômeur de Pierre-Yves Dermagne ». (8) Les journaux ont indiqué qu’en réponse à leur interpellation sur la suite qu’il comptait donner à l’avis négatif rendu par le CNT, le cabinet Dermagne leur avait répondu « vouloir analyser le texte des interlocuteurs sociaux avant tout commentaire ». Quinze jours plus tard, nous avons nous-mêmes interpellé le cabinet à ce sujet, sans recevoir de réponse. Un silence gêné qui semble indiquer que le ministre a du mal à assumer la réalité : son projet est fondamentalement mal conçu, infect et non amendable. Il ne lui reste plus qu’à en prendre acte.

(1) Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, « Avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée », juillet 2023.

(2) « Territoires zéro chômeur : quand la France sert d’exemple à la Belgique », L’Avenir, 19.06.23

(4) J-F. Tamellini, « Des brols qui tirent vers le bas les conditions de travail », Ensemble ! n°111, novembre 2023.

(5) Marc Becker, « A cent mille lieues de ce que nous voulions », Ensemble ! n°111, novembre 2023.

(6) Conseil national du Travail, Avis n° 2.388, « L’instauration des territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée », 28 novembre 2023.

(7) Pascal Lorent, Le Soir, 1.12.23

(8) Corentin Di Prima, L’Écho, 03.12.23

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