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« Les médias francophones donnent trop souvent la parole à l’extrême droite ! »

Julien Dohet est secrétaire politique au Setca (Syndicat des employés, techniciens et cadres de la FGTB), participant au Front AntiFasciste Liège 2.0, représentant FGTB au CA de RTC Télé Liège, et auteur de plusieurs ouvrages et articles sur l’antifascisme et l’extrême droite (1). Le cordon sanitaire médiatique, il y tient, et trouve même qu’il faudrait l’étendre et le renforcer.

Pour Julien Dohet, les médias traditionnels ont une conception trop lâche du cordon sanitaire médiatique.
Pour Julien Dohet, les médias traditionnels ont une conception trop lâche du cordon sanitaire médiatique.

Ensemble ! : En tant qu’administrateur de RTC Télé Liège, vous vous étiez abstenu, en 2019, de voter le rapport d’activité de 2018 de la chaîne qui, à vos yeux, avait rompu le cordon sanitaire médiatique…

Julien Dohet : Oui : la chaîne avait rompu le cordon sanitaire médiatique à l’occasion des élections communales d’octobre 2018. RTC Télé Liège couvre54 communes de la région de Liège. En 2018, elle avait invité six partis qui se présentaient aux élections, dont le Parti Populaire. Il s’agissait d’un « faux direct », c’est-à-dire que le débat a été diffusé en différé, mais sans aucune contextualisation, aucun démenti, aucune coupure. Il s’agit donc clairement d’une rupture du cordon sanitaire médiatique. A l’approche des prochaines élections de juin, j’ai rappelé ma position. On m’a rassuré en me disant que les partis d’extrême droite seraient cette fois bien écartés de l’antenne.

Le Front AntiFasciste Liège 2.0 dénonce régulièrement, sur sa page Facebook, ce que vous estimez être des ruptures du cordon sanitaire médiatique par la presse francophone. Vous avez une définition très large de ce qu’est le cordon sanitaire médiatique. Le Conseil de déontologie journalistique, comme d’ailleurs le Conseil supérieur de l’audiovisuel, préconisent simplement, pour leur part, qu’il ne faut pas donner la parole en direct aux partis antidémocratiques, sans contextualisation journalistique…

Mais on lui donne la parole en direct ! Je pense à ce reportage de la RTBF en mars 2023. Des représentants du Vlaams Belang manifestent au Mont des Arts, à Bruxelles, et le mouvement antifasciste riposte par une contre-manifestation. La chaîne publique couvre l’événement et, à cette occasion, recueille les propos de quelques intervenants. Elle commence par Jérôme Munier, président du parti d’extrême droite Chez Nous, qui est en train de tenter de se structurer ! Et cet individu n’est pas présenté comme le représentant d’un parti d’extrême droite ! Chez Nous s’est évidemment vanté d’avoir déjoué le cordon sanitaire. La FGTB a interpellé le CA de la RTBF, qui a répondu « On débat du protocole électoral au sein de la RTBF ». On espère qu’ils ont bien débattu et qu’on n’assistera plus à ce genre d’aberration à l’avenir…

Toujours à propos de Chez Nous : il s’agit clairement d’un parti d’extrême droite, personne ne le conteste. Or, La Meuse diffuse de plus en plus les sorties et les actions même insignifiantes de ce parti – telle cette action de collage d’affiches à l’effigie du parti dans le hall de l’Université de Liège, en novembre dernier, affiches qui ont tout de suite disparu grâce à l’action de militants antifascistes –sous couvert d’information : ce journal joue ainsi avec les limites du cadre médiatique réglementaire.

Une des techniques les plus connues des extrêmes droites pour contourner ce barrage démocratique est de faire parler d’elles dans les journaux. Directement ou indirectement, en bien ou en mal, avec comme objectif principal d’y faire passer leurs propres communications en profitant du traitement paresseux et opportuniste des médias. La Meuse a été jusqu’à publier les visuels de campagne du parti Chez Nous dans son journal papier, et jusqu’à publier leur vidéo de propagande dans un article en ligne. On peut difficilement faire pire. Et ce n’est pas la première fois, c’est donc un choix éditorial qui commence à être assumé.

A vos yeux, appliquer le cordon sanitaire médiatique, c’est faire l’impasse sur l’existence des partis d’extrême droite et leur programme ?

La population a le droit d’être informée de ce qu’il se passe à Liège ; elle n’a pas besoin d’une couverture médiatique disproportionnée pour une action mineure, et surtout cette information n’a pas besoin d’être accompagnée du matériel de propagande de l’extrême droite.Pour en revenir à l’exemple dont je parlais ci-dessus, avouez qu’une page entière dans la presse papier sur le groupuscule Chez Nous, et ses vidéos de campagne relayées en ligne, tout ça pour quelques dizaines d’affiches et de flyers, déposés à l’Université de Liège, c’est bingo pour les fachos !

Le front AntiFasciste Liège 2.0 a aussi dénoncé la rupture du cordon sanitaire médiatique lorsque le politologue François Gemenne débattait avec Theo Francken (N-VA) dans l’émission « Oui mais Nee » sur le plateau de LN24. N’est-ce pas pousser fort loin ?

Theo Francken est bien un représentant de l’extrême droite : ses propos, lorsqu’il était Secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, sous le précédent gouvernement, sont on ne peut plus éloquents. Il emprunte au lexique de l’extrême droite. Donc, oui, il faut l’empêcher de délivrer ces paroles choquantes, il faut l’isoler. Au début de l’année 2019, il a tenté d’organiser une conférence pour présenter son livre contre l’immigration. Le front antifasciste et nombre d’autres associations, dont la FGTB, se sont structurés pour empêcher sa venue. La conférence n’a pas pu avoir lieu. Ce travail d’isolement est particulièrement important pour les empêcher de devenir fréquentables.

Si l’extrême droite en France se trouve à un tel niveau, c’est aussi grâce à la place qu’on lui accorde depuis plus de vingt ans dans les journaux et sur les plateaux de télé.
Si l’extrême droite en France se trouve à un tel niveau, c’est aussi grâce à la place qu’on lui accorde depuis plus de vingt ans dans les journaux et sur les plateaux de télé.

En l’occurrence, Theo Francken a été membre du gouvernement fédéral et fait partie d’un parti très important en Flandre : son « isolement » ne vous semble pas voué à l’échec ?

Quand la droite, sous prétexte de faire barrage à l’extrême droite, applique le programme de l’extrême droite de destruction des solidarités et des conquêtes sociales, cela crédibilise et rend plus acceptables les thèses de l’extrême droite : nos actions visent à dénoncer cela, et à faire en sorte que de tels discours, qu’ils soient proférés par la droite extrême ou l’extrême droite, ne soient pas considérés comme « normaux ». Il ne faut pas s’habituer à de tels discours, il faut inlassablement les dénoncer. C’est par ailleurs aussi valable pour la gauche…

Les discours aux accents empruntés à l’extrême droite, vous en dénichez aussi du côté francophone…

Oui ! Passons sur Drieu Godefridi, le nouveau pantin de la N-VA en Wallonie : cet homme est clairement d’extrême droite, il ne faut plus le démontrer. Donc il faut bien entendu lui appliquer le cordon sanitaire médiatique. Mais il faut aussi dénoncer les discours d’autres partis traditionnels qui utilisent des éléments de langage de l’extrême droite. Je pense par exemple au président du MR, Georges-Louis Bouchez, qui a déclaré avoir davantage de respect pour Eric Zemmour (NDLR : chroniqueur, essayiste et fondateur du parti d’extrême droite « Reconquête », candidat à l’élection présidentielle française en 2022) que pour Valérie Pécresse (NDLR : membre du parti Les Républicains, elle aussi candidate à l’élection présidentielle) : c’est grave ! Mais ça ne s’arrête pas là : nombre de positions de l’extrême droite sur les syndicats, les chômeurs, les immigrés, etc. se retrouvent dans les déclarations du MR. C’est cela le risque : la banalisation, la reprise des thèmes chers à l’extrême droite par les partis dits « démocratiques ». S’il militait en France, Georges-Louis Bouchez serait au Rassemblement National ; en Belgique, il est au MR.

Vous y allez fort ! Autrement dit, pour vous, le cordon sanitaire médiatique devrait aussi s’appliquer au président du MR ?

J’admets que la question est délicate. Pour Francken et Godefridi, c’est oui sans hésitation. C’est aussi la position de la Coordination antifasciste de Belgique, qui regroupe les trois Régions du pays (2). Pour Bouchez, c’est plus compliqué, même si ses propos sont chaque jours plus problématiques…

Le cordon sanitaire médiatique, a fortiori tel que vous l’envisagez, ne revient-il pas à entraver la liberté d’expression ?

A l’heure d’internet, c’est de la bêtise de penser que le cordon médiatique est de nature à entraver la liberté d’expression ou serait une forme de censure. Tous les partis et leurs représentants, y compris les partis liberticides, bénéficient de tous les moyens d’expression sur les réseaux sociaux, leurs propres publications, etc. Mais autre chose est de les banaliser, de les normaliser, via des institutions médiatiques de référence.

Le cordon sanitaire médiatique, dites-vous, empêcherait la banalisation des idées de l’extrême droite. Mais ne le sont-elles pas, banalisées, depuis longtemps, au point d’avoir été largement récupérées par certains partis démocratiques, en Flandre surtout, mais aussi – vous l’avez souligné – au MR ?

Il y a des gens qui se demandent effectivement où se situe la ligne de démarcation entre la gauche et la droite. En Flandre, c’est assez clair : la différence est ténue. Même le programme de Vooruit a des accents droitiers, notamment sur le thème de l’immigration. Du côté francophone, je l’ai dit, le programme du MR fait la part belle aux thématiques de l’extrême droite. Mais la droite n’est pas seule responsable de la montée du fascisme. La gauche elle-même applique des mesures de droite, et elle trahit sa base électorale. Si la gauche faisait bien son boulot, les questions au cœur du débat politique seraient d’ordre socio-économiques, et pas identitaires, institutionnelles…

Pour en revenir à l’extrême droite : un « bon » débat télé, par exemple, avec de bonnes questions et un encadrement journalistique pointu, ne serait-il pas de nature à déstabiliser et décrédibiliser les représentants d’extrême droite ?

Ce n’est pas sur un plateau de télé que l’on peut intelligemment décrypter, décoder les discours de l’extrême droite pour empêcher leur normalisation. Ce n’est pas au cours d’un débat que l’on peut démonter leurs arguments. La déconstruction doit se faire ailleurs. Le jeu médiatique est un spectacle. C’est pour le spectacle qu’on invite l’extrême droite sur un plateau ; c’est un jeu de dupes. On va à l’abattoir avec eux.

Au printemps 2020, le magazine Wilfried a publié un entretien de Tom Van Grieken, président du Vlaams Belang. Cette interview était insérée entre d’autres articles d’analyse, et a fait l’objet d’un véritable travail journalistique. Certains ont estimé qu’il s’agissait là d’une rupture du cordon sanitaire : vous aussi ?

Même si l’interview du facho s’est accompagnée d’une analyse et d’un édito, ça reste lui donner la parole. On peut analyser ce que pense le Vlaams Belang sans lui donner une tribune. Il faut faire une analyse critique de ses publications et de ses programmes. Interviewer son leader, c’est le mettre sur un pied d’égalité avec les autres, c’est le normaliser. Le processus de banalisation commence par là, quand on intègre des représentants de l’extrême droite dans le jeu démocratique du débat, de l’interview, de la discussion. En France, si l’extrême droite est au niveau où elle se trouve, c’est parce que ça fait vingt ans qu’on la banalise dans les médias.Après, il ne faut pas se plaindre si les gens pensent que ces partis sont comme les autres, certes un peu plus extrémistes, mais quand même…

Ne vaudrait-il pas mieux interdire ces partis, puisqu’ils profitent de la démocratie alors qu’ils sont antidémocratiques ?

Au Front AntiFa, nous pensons que c’est la réaction populaire d’autodéfense sociale qui doit s’appliquer contre l’extrême droite plutôt qu’une interdiction étatique. Car si l’État se mêle de ça, on ne sait pas où ça peut se terminer. Par contre, la société civile engagée dans l’antifascisme déploie plusieurs stratégies pour barrer le fascisme : veille sur les réseaux sociaux, organisations de concerts, de conférences, de manifestations, éducation permanente, etc. Et il faut aussi citer les mouvements féministes, internationalistes, etc. : l’antifascisme a plein de dimensions.

L’ « autodéfense » sociale, comme vous dites, contribue donc aussi, à côté du cordon sanitaire médiatique, à empêcher l’épanouissement de l’extrême droite en Belgique francophone. Y a-t-il à vos yeux d’autres facteurs qui interviennent ?

J’insiste sur le fait que le cordon médiatique, ça fonctionne. La preuve, c’est que les partis antidémocratiques y sont farouchement opposés, et qu’ils crient victoire chaque fois qu’ils parviennent à le déjouer.
Les autres facteurs sont 1/ le tissu social et associatif avec un vrai travail de terrain, un vrai maillage des quartiers en Wallonie ; 2/ la mobilisation antifasciste ; 3/ le poids des organisations syndicales, de la gauche ; 4/ l’existence du PTB du côté francophone, qui offre une réponse à ceux qui se sentent trahis par les partis traditionnels. Je préfère que ces voix-là aillent à la gauche radicale qu’à l’extrême droite. L’extrême droite et la gauche radicale ne sont pas comparables. Leur projet de société est totalement différent ; 5/ le filet de la Sécu qui amortit les chocs. Mais ce n’est pas un hasard si l’extrême droite remonte, car ce filet présente de plus en plus de trous, et la gauche n’est pas innocente de ce point de vue ; 6/ le paysage de l’extrême droite est depuis toujours très morcelé en Belgique francophone, divisé en plusieurs groupuscules sans vrai leader et qui se bagarrent entre eux.

(1) Julien Dohet est notamment l’auteur de « Dis, c’est quoi l’antifascisme » (Renaissance du livre, 2022). Il produit régulièrement des chroniques et des articles sur l’extrême droite et sur l’antifascisme : voir par exemple « L’antifascisme, le nouveau fascisme ? », dans Aide-Mémoire n°94 (octobre-novembre-décembre 2020), ou encore « Comment l’extrême droite belge francophone communique-t-elle sur la toile en préparation des élections de 2024 ? », Analyse de l’IhoES, no 224, 14 juin 2023.

(2) La Coordination antifasciste de Belgique a été inaugurée le 17 février 2024, à l’occasion du 5è anniversaire du Front AntiFasciste Liège 2.0.

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