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 De ‘‘retour volontaire’’ à ‘‘déportation’’, le chemin est plus court qu’on ne croit… »

« Martin » – il se présente sous son seul prénom – est militant antifasciste, membre des« Chats errants », un collectif liégeois organisé autour d’une bouquinerie itinérante, et auteur de la conférence gesticulée « Moins con qu’un poisson- Pourquoi ne débat-on pas avec l’extrême droite ? ». L’extrême droite, explique-t-il, fait très adroitement passer certaines idées du statut d’ « inacceptable » à celui d’ « entendable ». Il faut donc la tenir à l’écart des médias.

L’affiche de la conférence gesticulée de « Martin », militant antifasciste.
L’affiche de la conférence gesticulée de « Martin », militant antifasciste.

Ensemble !: Avec votre spectacle « Moins con qu’un poisson », vous sensibilisez les spectatrices et spectateurs aux dangers de la banalisation de l’extrême droite. Et vous « jouez » pourquoi il faut l’écarter des débats dans les médias. Le cordon sanitaire médiatique, donc, vous y tenez ?

Martin : Bien sûr ! En débattant avec l’extrême droite, on contribue à la faire progresser. Parce que l’extrême droite n’a que faire de la vérité, et ne va donc pas hésiter à asséner ses mensonges. Et ces mensonges, le fasciste va les servir dans un habillage efficace, des mots simples, percutants, qui vont décontenancer n’importe quel adversaire qui voudrait argumenter plus finement (et donc de manière plus laborieuse). Et c’est ce langage-là qui va s’imprimer le plus facilement dans la mémoire des femmes et des hommes qui les écoutent, les regardent, les lisent. Car l’extrême droite sait où appuyer pour que « tout le monde » puisse se retrouver dans ses propos. La fonction du cordon sanitaire médiatique est de rendre possible un débat « sain ». Pour cela, il faut d’abord que les participantes et les participants au débat partagent un socle de valeurs communes et partagées par tous. C’est le cas des partis démocratiques : tous partagent a minima le cadre démocratique. Cela dit, même lorsqu’ils se tiennent entre partis démocratiques, les débats me laissent dubitatif…

Que voulez-vous dire ?

Le débat nous est présenté comme un incontournable de la démocratie. Il faut débattre, avec méthode et rigueur, afin de faire éclater la vérité, et triompher la raison. En réalité, qu’est-ce qu’un débat ? Un débat, en tout cas tel qu’il est scénarisé dans les médias, n’est pas fait pour permettre à celles et ceux qui y participent ou à celles et ceux qui y assistent d’éventuellement être séduits par les arguments d’un autre et, par conséquent, de faire peut-être évoluer leur propre vision. Cette conception « libérale » du débat, qui postule que chaque individu est rationnel et est à la recherche d’arguments rationnels susceptible de lui permettre d’adopter la position la plus… rationnelle et la plus bénéfique pour le plus grand nombre, se concrétise très peu dans la vraie vie, et certainement pas dans les médias. Lorsqu’on fait part de ses opinions politiques sur un plateau de télé ou dans la presse écrite, on ne cherche pas à convaincre, mais seulement à vaincre. A asséner des petites phrases choc, à l’ « emporter » sur l’adversaire. Donc, croire qu’un débat est de nature à faire changer les gens d’avis, c’est faire une première erreur : on n’y arrive pas dans les dîners de famille, encore moins dans le champ médiatique. Les organisateurs de ces débats audiovisuels, les instigateurs d’interviews dans la presse écrite, bref, les acteurs du champ médiatique veulent, avant tout, produire des spectacles susceptibles de faire de l’audience. Ils cherchent des acteurs à lancer sur un ring, dans l’arène. Le but n’est donc pas de contribuer à infléchir les positions en présence.

Et c’est encore plus vrai quand l’un des débatteurs ou débatteuses appartient à une formation d’extrême droite, car les fascistes n’en ont rien à faire des éléments de base d’un débat contradictoire que sont 1/ les faits, 2/ l’argumentation « honnête ». L’extrême droite est, par définition, menteuse et manipulatrice, et elle utilise nécessairement des arguments fallacieux et réducteurs pour faire valoir ses positions.

Donc : lorsqu’on discute avec une ou un représentant de l’extrême droite – comme d’ailleurs avec une ou un représentant de n’importe quelle autre sensibilité politique si elle est éloignée de la nôtre -, on n’a pas la moindre chance de le ou la faire changer d’avis. S’il n’y avait que cela, ce ne serait qu’un moindre mal. Mais il y a pire puisque, je l’ai dit, en débattant avec l’extrême droite, on contribue à la faire progresser.

Dans votre conférence gesticulée, il est beaucoup question de « fenêtre » …

J’évoque en effet la fenêtre d’Overton, du nom de ce juriste et politologue américain qu’on ne peut qualifier de « gauchiste » – il a terminé sa carrière comme Vice-président d’un think tank conservateur – qui a créé l’intéressant concept de « fenêtre d’Overton ». Que nous dit-il ? Qu’à l’intérieur de la « fenêtre », se nichent les idées considérées comme acceptables par l’ensemble des citoyens, qui vont constituer ce socle de valeurs communes sur la base duquel on peut discuter, et que l’on peut même remettre en question. Exemple : la « légitimité » de la voiture individuelle. Elle est de plus en plus remise en question, vu les défis climatiques et énergétiques, mais on peut en discuter. A l’extérieur de cette fenêtre, par exemple, l’inceste ou le cannibalisme. Personne ne va jamais proposer une « discussion » autour de ces deux notions-là, se demander s’il ne faudrait pas se réinterroger sur le bien-fondé ou non de l’inceste ou du cannibalisme : elles sont résolument à l’extérieur de la fenêtre. Mais les contours de cette fenêtre sont flous et peuvent se déformer, ou alors, cette fenêtre peut aussi effectuer des déplacements dans le champ des idées. Certaines idées peuvent donc passer de l’intérieur à l’extérieur de la fenêtre, et inversement.

L’extrême droite a une stratégie très efficace pour faire passer ses idées du dehors à l’intérieur de la fenêtre. Parlons par exemple de la « déportation des étrangers » : quiconque utiliserait ce terme serait cloué au pilori, avec une belle unanimité. Cette notion semble en effet aux antipodes de la fenêtre d’Overton. Que font les émissaires de l’extrême droite ? Ils utilisent un autre mot, qui revêt une apparence beaucoup plus acceptable : certains parlent de « remigration » : certes, le mot fait quand même lever des sourcils, mais enfin, si l’on parle d’émigration et d’immigration, pourquoi ne pourrait-on pas parler de « remigration » ? Ajoutons à cela le qualificatif « volontaire », et voilà le concept qui se rapproche encore davantage des bords de la fenêtre. Pour lever les dernières résistances, utilisons plutôt les termes de « retour volontaire », voire « forcé » (ce n’est toujours qu’un « retour »), et le tour est joué : ces mots sont rentrés dans le vocabulaire du politiquement correct, la plupart des partis démocratiques l’utilisent sans susciter (trop) de cris d’orfraie. Fondamentalement, pourtant, l’acte reste le même : il s’agit de l’organisation, par l’Etat, d’une relocalisation de personnes en-dehors de ses frontières, pour une raison donnée.

Une autre stratégie consiste à marteler un concept au départ assez vague, en apparence assez « convenable », « intello », mais en réalité nauséabond, et qui à force d’être répété, débattu, interrogé, devient habituel, normal. Le « grand remplacement » illustre bien cela. La paternité du concept revient à Renaud Camus, un pseudo-intellectuel français. Son livre est farfelu, une imposture. Mais à force d’être évoquée par tout, tout le temps, cette expression est entrée dans le vocabulaire social et politique ; elle est devenue une notion acceptable, dont on peut débattre. Vous allez me dire : « Oui mais on peut l’évoquer pour la contester ! » C’est effectivement ce que beaucoup font, en toute bonne foi. Mais l’important n’est pas que cette notion soit vraie ou fausse. Le fait est que cette expression cache un profond racisme, et c’est cela qui la rend inacceptable, et qui devrait la tenir éloignée de la fenêtre d’Overton…

Il faut donc manier les mots avec prudence, et aborder les problèmes avec le champ lexical « juste »…

Oui, c’est vital pour la démocratie ! C’est pour cela que l’extrême droite est dangereuse lorsqu’on lui laisse la parole : elle maîtrise à merveille la stratégie du martellement, du remplacement de mots inacceptables par un vocable sur lequel elle colle un vernis de respectabilité, ce qui les rend acceptables. Si l’on parcourt les programmes électoraux de différents partis, et donc pas seulement celui de la N-VA mais aussi ceux du CD&V et du MR,on retrouve des points qui sont inspirés par l’extrême droite.

A cela, on pourrait aussi m’opposer qu’« il faut bien s’emparer des problématiques vécues, sur le terrain, par Monsieur et Madame Toutlemonde vivant dans des quartiers ‘‘problématiques’’, et que donc, s’emparer des problèmes liés à l’immigration, c’est normal. » Je réponds, mais non, pas du tout ! Bien sûr qu’il faut s’intéresser aux problèmes vécus par les gens dans les quartiers défavorisés (dans lesquels vivent aussi beaucoup de personnes d’origine étrangère, parce qu’ils sont moins chers que les quartiers huppés) ! Mais pas dans les termes imposés par l’extrême droite, c’est-à-dire pas sous l’angle de l’immigration, qui n’est pas le vrai problème.

Une partie du problème ne réside-t-il pas justement dans le fait que l’on a passé trop longtemps sous silence certains problèmes trop « sensibles » ?

Les médias se sont désintéressés trop longtemps des problèmes vécus par certaines franges de la population : les journalistes, pas nécessairement de manière consciente, invisibilisent les gens qui ne proviennent pas du milieu social « moyen-supérieur » duquel ils sont issus. On sait l’absence de diversité dans les médias, et c’est un vrai problème. Il y a un véritable angle mort médiatique : les journalistes n’abordent que les problèmes qui les concernent et ne s’intéressent qu’à ceux qui leur ressemblent – je caricature, mais à peine. Il faut donc prôner davantage de diversité dans les médias plutôt que d’ânonner que « les journalistes devraient écouter et faire parler les gens ». Il existe des médias communautaires, dont certains sont de très bonne qualité, qui, par exemple, « parlent » aux Noirs, ou aux auditeurs d’origine arabe, ou aux étudiants. Leur point de vue est « situé », et considéré comme normal par leur audience. Le problème des médias mainstream, c’est qu’ils ont eux aussi un point de vue « situé », mais que celui-ci est présenté comme « neutre », alors qu’il n’est que le reflet de celui de la « bonne classe moyenne blanche » dont est issue l’immense majorité des journalistes. Il faudrait que les journalistes « marginaux », qui bossent dans des médias « communautaires » soient intégrés dans les équipes des médias « traditionnels » : alors, oui, on entendrait des voix réellement différentes, on aborderait l’actualité avec d’autres lunettes, sous d’autres prismes, avec d’autres angles d’analyse, d’autres positionnement.

Le monde politique s’est, lui aussi, désintéressé durant bien trop longtemps de nombre de problèmes vécus par les populations les plus fragiles. Mais les problèmes doivent être évoqués dans d’autres termes que ceux liés à l’immigration ! Les problèmes vécus là naissent sur le terreau des inégalités socio-économiques, et pas sur celui des identités : c’est donc à l’aide de concepts (et, surtout, de décisions) socio-économiques qu’il faut tenter de résoudre le problème. Par le biais d’une justice plus égalitaire, aussi. La question est complexe et multifactorielle. Mais dès le moment où l’on aborde la situation sous l’angle des identités, alors l’extrême droite devient un interlocuteur possible, voire privilégié, puisque le thème des identités, c’est son fonds de commerce.

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