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Liberté d’expression et lutte contre l’extrême droite : les deux sont conciliables

Jean-François Dumont, ex-secrétaire général adjoint de l’Association des journalistes professionnels de Belgique (AJP), défend le cordon sanitaire médiatique. François Brabant, rédacteur en chef de Wilfried, ne le porte pas immodérément dans son cœur. Ils ont échangé leurs arguments – finalement plus proches qu’il y paraissait à première vue – pour Ensemble ! Morceaux choisis.

1 et 2. Jean-François Dumont, journaliste et ex-secrétaire général de l’AJP, et François Brabant, rédacteur en chef de Wilfried. L’un défend le cordon sanitaire médiatique, l’autre n’aime pas l’interprétation extensive que trop de médias francophones en font. Au fond, leurs positions sont parfaitement conciliables.
1 et 2. Jean-François Dumont, journaliste et ex-secrétaire général de l’AJP, et François Brabant, rédacteur en chef de Wilfried. L’un défend le cordon sanitaire médiatique, l’autre n’aime pas l’interprétation extensive que trop de médias francophones en font. Au fond, leurs positions sont parfaitement conciliables.

Ensemble ! Voici quatre ans, Wilfried publiait l’interview de Tom Van Grieken, président du Vlaams Belang (1). A l’époque, l’ « affaire » avait secoué le landerneau médiatique, certains estimant que vous aviez rompu le cordon sanitaire médiatique…

François Brabant : Je veux être très clair : je suis un partisan intégral des lois contre le racisme, l’antisémitisme, le négationnisme, les appels à la haine, etc., que les tribunaux sont chargés de faire respecter. Mais pour le reste, je suis un partisan intégral de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

Jean-François Dumont : Pour ma part, je suis évidemment favorable aux lois que tu viens de citer, mais je suis aussi partisan du cordon sanitaire médiatique : on ne traite pas de la même manière un parti démocratique et un parti qui tient des propos qui porte atteinte à la démocratie.

F.B. : « Un parti qui porte atteinte à la démocratie » : comment tu définis cela ?

J-F.D :Un parti islamiste qui prône des valeurs opposées à celles en vigueur dans notre société, ou un parti d’extrême droite qui tient des propos racistes ou prône l’exclusion, c’est assez reconnaissable, non ?

F.B. : Ce n’est pas toujours aussi clair. Certains tentent de mettre les partis d’extrême gauche dans le même sac… Le PTB, par exemple, ne porte pas un amour immodéré aux institutions parlementaires – c’est un euphémisme. Il s’insurge aussi contre la propriété privée. Ces deux points n’apparaissent évidemment pas noir sur blanc dans le programme du parti (de même que le programme du Vlaams Belang n’est pas ouvertement raciste), mais ils n’échappent pas à ceux qui s’intéressent de près au sujet, qui se documentent. Les institutions parlementaires, ainsi que la légitimité de la propriété privée font pourtant partie des ciments de notre démocratie : va-t-on donc considérer, sur cette base, que le PTB n’est pas un parti démocratique ? Pendant des années, cela a d’ailleurs été le cas : au début des années 2000, le PTB était exclu de nombre de médias francophones de presse écrite et audiovisuelle, au prétexte qu’il était antidémocratique. L’attitude des journalistes francophones – et de leurs rédactions en chef – a commencé à changer quand les scores du PTB se sont mis à grimper : tiens tiens… En France, la macronie aime à parler, pour les diaboliser, de ces partis qui se situent « en-dehors de l’arc républicain » : cette expression vise certes l’extrême droite, mais surtout, la France Insoumise. Je donne cet exemple, non pas pour argumenter en faveur de l’exclusion du PTB ou de la France Insoumise des colonnes médiatiques, bien au contraire, mais pour montrer que lorsqu’on commence à exclure, à priver l’un ou l’autre parti d’une visibilité médiatique sous prétexte qu’il n’est pas démocratique, on met le doigt dans un engrenage sensible, dangereux : qui va décider des critères, en fonction de quoi, où va-t-on s’arrêter ?

J-F.D : A t’écouter, je pense qu’on ne donne pas la même définition au « cordon sanitaire médiatique ». Moi, je me réfère à ce que préconise le Conseil de déontologie journalistique, et il ne dit pas qu’il faut s’abstenir de parler de ceci ou de cela, d’Untel ou d’Unetelle. Mais bien qu’il faut veiller à mettre les choses en perspective, avoir une approche critique, argumentée, fouillée. Si, en tant que journaliste, tu places l’extrême droite – j’y reviens, car le cas est plus clair – sur le même pied que les autres partis, tu la banalises. Et si tu l’exclus totalement, tu la victimises, tu la diabolises, et tu sembles mépriser son électorat, qui est aussi, pour une bonne part, du moins en Flandre, ton lectorat. Et ça on plus, ce n’est pas bon…

F.B. : Tu as tout à fait raison de souligner la difficulté de l’équation. Tu pointes ici la difficulté de parler à bon escient de l’extrême droite, et sur ce point, je suis totalement d’accord avec toi. Il faut à chaque fois se poser la question de « comment en parler », de « quelle est la meilleure manière de traiter le sujet pour que l’info soit utile à mes lecteurs, à la société », de « comment faire en sorte que cette interview ne soit pas une tribune libre », etc. Mais j’ai envie de dire que ces questions-là, il faut se les poser pour chaque sujet journalistique, pour chaque personne interviewée, et pas seulement lorsqu’on parle de l’extrême droite ou qu’on lui donne la parole. J’ai du mal à encaisser un principe qui t’interdirait, en tant que journaliste, de parler de tel ou tel parti, de rencontrer telle ou telle personne. Les francophones ont souvent une interprétation tronquée du cordon sanitaire médiatique : conçu à l’origine pour faire réfléchir les journalistes à la façon d’éviter de contribuer à la croissance de l’extrême droite, il s’est progressivement « sacralisé ». Il me semble que certains journalistes s’emparent du principe du cordon pour justifier une certaine paresse intellectuelle : on respecte le cordon sanitaire médiatique, donc on ne s’occupe pas de l’extrême droite, on ne s’y intéresse pas, on ne lit pas son programme, on n’analyse pas ses propos, on ne la rencontre pas. Je trouve au contraire qu’il faut la suivre de près…

J-F.D. : Je ne dis certainement pas que les journalistes doivent s’interdire de parler à certaines personnes ou de négliger certains partis : au contraire ! Il faut aller boire des pots avec des élus et des militants d’extrême droite !

F.B : Carrément aller boire des pots ! Je ne vais pas jusque-là, moi… (sourire)

J-F.D : Et pourquoi pas ? Beaucoup de choses se livrent autour d’un verre, dans les bistrots. Les journalistes judiciaires, c’est souvent là qu’ils en apprennent le plus : dans les cafés, avec leurs informateurs qui sont loin d’être toujours des anges… Le point essentiel à mes yeux, c’est le soin que l’on va apporter à la suite qu’on va donner à ces rencontres, au traitement des infos qu’on y aura recueillies.

F.B. : Alors on est d’accord ! L’un comme l’autre, à ce que je vois, nous sommes opposés à une approche ultra extensible du cordon sanitaire médiatique : pour moi, cette approche-là, c’est juste de la paresse intellectuelle.
Il y a encore un truc qui m’exaspère : je n’arrête pas de m’indigner de la manière dont les médias belges – y compris les médias francophones qui respectent scrupuleusement le cordon sanitaire médiatique vis-à-vis du Vlaams Belang – rapportent sans prendre de gants les propos de Marine Le Pen, de Giorgia Meloni, de Benyamin Netanyahou : c’est paradoxal, non ? Un autre truc paradoxal : si on lit des citations de Jan Jambon et de Theo Francken, qui sont tous les deux membres de la N-VA, sans savoir qui les a prononcées, on pourrait facilement les attribuer à des élus du Vlaams Belang. Cela ne les empêche pas d’être invités sur des plateaux de grands médias francophones…

J-F.D. : D’accord avec toi : il y a un estompement des frontières qui brouille les choses. Mais il faut distinguer certains qui dérapent au sein de leur parti(il y a plusieurs exemples de ce type, et pas seulement à la N-VA), du parti lui-même. On ne peut pas affirmer que la N-VA est anti-démocratique. Donc, le cordon sanitaire médiatique ne peut pas s’appliquer de la même manière envers la N-VA qu’envers le Vlaams Belang. Mais si on invite un Jambon ou un Francken sur les ondes, alors, oui, l’interviewer doit être de qualité, et ne doit rien laisser passer. Un exercice très difficile, quand on est en direct… C’est justement pour cela que la déontologie journalistique exclut d’inviter des élus d’extrême droite dans des émissions, débats, interviews en direct.

Wilfried a interviewé Tom Van Grieken au printemps 2020: certains ont considéré qu’il s’agissait d’une rupture du cordon sanitaire médiatique.
Wilfried a interviewé Tom Van Grieken au printemps 2020: certains ont considéré qu’il s’agissait d’une rupture du cordon sanitaire médiatique.

F.B. : Je ne suis pas très à l’aise avec cette injonction négative – « On ne donne pas la parole en direct à l’extrême droite ». Elle est souvent interprétée comme une interdiction d’accorder une interview à quelqu’un d’extrême droite. Quand on dit que Wilfried a interviewé Tom Van Grieken, on n’a encore rien dit : comment lui a-t-on donné la parole, quelles questions lui a-t-on posées, quels autres articles accompagnent cet interview, cette interview a-t-elle une quelconque utilité, aide-t-elle à comprendre certaines choses ? C’est tout cela qu’il faut analyser avant de lancer l’anathème. On verra alors que cette interview est insérée dans un « objet », qu’elle est précédée d’un article, et suivie d’un autre. Quand on a un « objet papier » entre les mains, on le feuillette. Surtout un « objet » comme Wilfried, qui est illustré, dont le prix s’apparente à celui d’un livre (2) : on ne se contente pas de lire un seul papier – et heureusement car si on se contentait de lire l’interview de Tom Van Grieken, comme il n’est pas bête et qu’il veut éviter de choquer des lecteurs francophones, je peux concevoir que certains puissent trouver ses propos « acceptables ». C’est pour cette raison que nous n’avons pas publié l’interview sur le web, car sur la Toile, les habitudes de lecture (et de présentation de l’info) sont différentes ; chaque article est un tout, le lecteur zappe, on peut se contenter d’un seul article sur un sujet avant d’aller picorer ailleurs.

J-F.D : C’est précisément ça que préconise le CDJ: il ne faut pas accorder d’interviews « nues », sans mise en contexte, sans accompagnement d’une analyse, aux partis qui attaquent la démocratie. Il ne faut pas donner de tribune libre à un parti d’extrême droite, lui donner l’occasion de déverser sa propagande haineuse, d’exclusion sans l’accompagner d’un travail journalistique. Au regard de cette recommandation, en effet, tu n’as pas enfreint le cordon sanitaire médiatique en interviewant Van Grieken, car ses propos étaient mis en perspective et étaient insérés dans un dossier.

F.B. : On aurait pu croire au début de notre conversation que nous avions des positions antagonistes, mais il semble que non, en fait… Encore un point sur lequel je voudrais insister : Je suis absolument favorable au cordon sanitaire politique, qui est pour moi le seul cordon sanitaire qui vaille. C’est une particularité belge – tout à fait unique dans le monde – et je m’en félicite ! Tous les partis politiques, même de droite, se sont engagés – certains ne l’ont pas ratifié formellement, mais jusqu’ici aucun parti n’a violé le principe – à ne pas faire alliance avec l’extrême droite, à quelque niveau de pouvoir que ce soit. Ce cordon politique s’est maintenu même quand les scores du Vlaams Belang ont atteint des sommets : c’est un tour de force. Quand on sait à quel point il serait facile pour la N-VA et le VB de former ensemble des majorités à différents niveaux de pouvoir, ça tient du prodige. Evidemment, si la N-VA tentait ce coup-là, elle ne tarderait pas à éclater sous le coup des tensions internes. Mais quand même…

J-F.D. : Donc, tu es un farouche partisan du cordon sanitaire politique qui consiste, pour les partis démocratiques, à ne jamais faire alliance avec un parti antidémocratique. Mais – je te prends au mot – comment définis-tu un parti « antidémocratique », sur la base de quels critères ? Tes réticences quant au « cordon sanitaire médiatique » ne valent-elles pas aussi pour un « cordon sanitaire politique » ? En excluant du pouvoir un parti qui fait beaucoup de voix, ne risque-t-on pas aussi de mettre le doigt dans un engrenage délicat ? Pourquoi ce serait plus clair, plus facile dans le domaine politique que dans le domaine médiatique ?

F.B. : Tu marques un point(sourire). C’est vrai que c’est compliqué… (il réfléchit un moment) Mais quand même : les politiques et les journalistes ont des responsabilités différentes. Les premiers dirigent la société ; les seconds ne font que la raconter…

(1) « Notre horizon, c’est 2024 », Entretien de Tom Van Grieken par François Brabant, Wilfried n°11, printemps 2020.

(2) Le prix de Wilfried en librairie est de 19 euros.

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