pauvreté

M. Englert : « Un tiers de la population bruxelloise est sous le seuil de pauvreté »

La coordinatrice du Baromètre social bruxellois 2023 dresse un portrait inquiétant de la région bruxelloise, où les indicateurs sociaux et sanitaires sont « au rouge ».

Graphique 1 : Distribution des revenus disponibles équivalents mensuels, Belgique et Région bruxelloise,revenus 2021

Ce graphique porte sur le revenu disponible net mensuel de chaque ménage divisé par le nombre de personnes du ménage, en tenant compte des économies d’échelle dans celui-ci en fonction de sa composition. Source : EU-SILC 2022, calculs : Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles - in Baromètre social 2023, p.29.
Ce graphique porte sur le revenu disponible net mensuel de chaque ménage divisé par le nombre de personnes du ménage, en tenant compte des économies d’échelle dans celui-ci en fonction de sa composition. Source : EU-SILC 2022, calculs : Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles - in Baromètre social 2023, p.29.

L’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale est le service d’études de l’administration de la Commission communautaire commune de la RBC, administration désormais baptisée « Vivalis ». Chaque année, il publie un « baromètre social » de la région, qui constitue le volet quantitatif du Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté et des inégalités de santé. (1) Année après année, ce rapport suit l’évolution d’une série d’indicateurs en lien avec la pauvreté en Région de Bruxelles-Capitale (RBC), dans une approche multidimensionnelle : l’accès aux revenus, mais également à l’emploi, à l’éducation, au logement, à la santé, etc. La coordinatrice de ce rapport, Marion Englert, nous en présente les grandes lignes. Celui-ci met bien en évidence la fragilité de la société bruxelloise et l’importance de la fracture sociale qui la clive, tant en interne que vis-à-vis de sa périphérie. Métropole internationale multidiverse, ouverte sur la Belgique et sur le monde, la région-capitale accueille chaque jour de nombreux navetteurs domiciliés en Flandre ou en Wallonie. Elle est également – notamment – composée d’une population d’expatriés aisés et de migrants fragilisés. Les politiques fédérales de Sécurité sociale et régionales de cohésion sociale ont jusqu’ici permis d’éviter que la partie la plus fragile de la région s’effondre socialement. Mais jusqu’à quand cela sera-t-il possible ? La coordinatrice du rapport nous alerte : «  C’est une situation qui ne semble pas viable dans la durée ».

Ensemble ! : Votre rapport commence par une présentation du contexte démographique de la région. C’est important pour comprendre la pauvreté en RBC ?

Marion Englert : En effet, pour bien comprendre la pauvreté sur un territoire comme la région bruxelloise, il est essentiel de caractériser sa démographie, qui est assez spécifique. Les mouvements de population y sont très importants. Pour simplifier, chaque année beaucoup de nouveaux habitants viennent de l’étranger et s’installent à Bruxelles tandis que d’autres habitants quittent Bruxelles pour l’étranger ou pour s’installer en Wallonie ou en Flandre. L’immigration internationale, plutôt jeune, ainsi que le solde démographique naturel (c’est-à-dire les naissances moins les décès) expliquent l’augmentation de la population bruxelloise observée depuis une trentaine d’années. L’immigration explique également le fait que plus d’un tiers des personnes habitant dans la région sont de nationalité étrangère et que trois quarts des habitants ont au moins un parent qui n’est pas né belge. Tout cela a une série de conséquences, notamment en termes d’intégration, de connaissance des langues, d’accès aux droits en lien avec le statut national et de connaissance des langues. Par ailleurs, il y a un phénomène de navette quotidienne très important. La moitié des travailleurs de la RBC n’habitent pas dans la région. Les résidents de la région qui travaillent en Flandre, en Wallonie ou à l’étranger sont beaucoup moins nombreux (18%). Il faut par ailleurs noter que l’appréhension de la démographie bruxelloise se limite généralement à la population qui y est officiellement installée. Or, l’une des spécificités bruxelloises, c’est la présence importante de personnes sans papiers. Sur base des bulletins de naissances et de décès, une récente étude de la VUB a estimé qu’il y avait au minimum 50.000 personnes sans papiers en RBC, ce qui est énorme.

Il est prévu qu’il y ait dans les prochaines années une augmentation de la population âgée…

C’est quelque chose d’important à anticiper. Pendant longtemps la RBC rajeunissait : le nombre de jeunes augmentait tandis que le nombre de personnes de plus de 65 ans diminuait. Depuis quelques années, le nombre de personnes de plus de 65 ans a commencé à augmenter et on prévoit pour l’avenir plutôt une baisse du nombre de jeunes et une forte augmentation des âgés. Cela va générer des besoins de prise en charge qu’il faut anticiper, en veillant à l’accessibilité financière de cette offre. La pauvreté des aînés est importante en région bruxelloise et a tendance à augmenter, contrairement à l’évolution dans l’ensemble de la Belgique. En RBC, plus de 13 % des plus de 65 ans bénéficient de la GRAPA (2), contre 5 % à l’échelle belge.

Le chiffre le plus marquant de votre rapport, c’est le taux de personnes en Région bruxelloise ayant des revenus qui les placent sous le seuil de risque de pauvreté, qui reste à un niveau à la fois stable et très élevé (30%)…

Depuis plus ou moins vingt ans, environ un tiers de la population bruxelloise vit avec un revenu sous le seuil de risque de pauvreté. C’est beaucoup, notamment au regard de ce même indicateur en Wallonie (18%) et en Flandre (8%). En RBC, six enfants sur dix ouvrent le droit à une majoration de leurs allocations familiales sur une base sociale. Certains chiffres indiquent également une détérioration de la situation en région bruxelloise. Par exemple, le nombre de bénéficiaires d’un revenu d’intégration à Bruxelles est passé de 28.500 en 2013 à plus de 45.000 personnes en 2023, ce qui représente une augmentation de 58 %. En novembre 2022, Bruss’help (3) a dénombré plus de 7.000 personnes sans-abris ou mal logées, ce qui représente un quadruplement par rapport au dénombrement de 2008. L’écart entre le revenu imposable moyen des Bruxellois et celui au niveau de la Belgique tend également à s’amplifier au fil des ans.

Parmi les graphiques les plus interpellants de ce rapport, il y a celui qui porte sur la distribution des revenus disponibles équivalents mensuels en Belgique et en RBC… (Lire le graphique 1)

Ce graphique a été réalisé par mon collègue Joël Gires au moyen des données issues de l’enquête SILC (4), qui a lieu chaque année dans tous les pays d’Europe. Il porte sur les « revenus disponibles équivalents mensuels », qui correspondent au revenu disponible net de chaque ménage divisé par le nombre de personnes du ménage, en tenant compte des économies d’échelle dans celui-ci en fonction de sa composition. Ces graphiques montrent non seulement qu’à Bruxelles la population se situant dans les bas revenus est surreprésentée, mais également que les inégalités y sont plus marquées. Les pauvres y sont plus pauvres et les riches y sont plus riches.

Bruxelles, c’est une région qui s’appauvrit et perd sa classe moyenne ?

L’évolution entre 2000 et 2020 du revenu imposable moyen par habitant de la RBC au regard de celui constaté au niveau de l’ensemble de la Belgique est clairement négative. (Lire le graphique 2 ci-dessous.) En 2020, le revenu imposable moyen des Bruxellois.es était inférieur de plus de 20 % par rapport à la moyenne belge, alors que cette différence était de 10 % en 2000. Cet écart en défaveur de Bruxelles a donc doublé. Il est également manifeste que la classe moyenne est sous-représentée en RBC. On le voit aussi si l’on considère les niveaux de diplômes. Par rapport à la moyenne belge, il y a en RBC à la fois une surreprésentation des personnes très diplômées et des personnes très peu diplômées. Il y a également une spécificité bruxelloise liée à l’immigration internationale, qui se compose à la fois d’une immigration pauvre et d’une immigration très riche. La polarisation des Bruxellois en termes de revenus est extrêmement importante, ce qui n’est pas sans conséquences, par exemple en matière de logement. Dans le cadre d’un marché du logement non régulé, la population qui dispose de beaucoup de moyens pousse à la hausse les loyers, ce qui cause de gros problèmes d’accès au logement pour la partie de la population qui a des faibles revenus.

 Graphique 2 : Évolution de l’indice de richesse (revenu imposable moyen par habitant, Belgique = 100), par région, revenus 2000-2020

En 2020, le revenu imposable moyen des Bruxellois.es était inférieur de plus de 20 % par rapport à la moyenne belge, alors que cet écart était de 10 % en 2000. Source : IBSA ; Statbel, Statistique fiscale 2001-2021, in Baromètre social 2023, p. 37.
En 2020, le revenu imposable moyen des Bruxellois.es était inférieur de plus de 20 % par rapport à la moyenne belge, alors que cet écart était de 10 % en 2000. Source : IBSA ; Statbel, Statistique fiscale 2001-2021, in Baromètre social 2023, p. 37.

La répartition géographique des niveaux de revenus à l’intérieur de la région et avec sa périphérie s’explique en partie par l’histoire de la région, qui avait connu une industrialisation importante le long du canal. Cent ans plus tard, ces ex-quartiers industriels sont restés des quartiers populaires. Cela contraste avec des villes comme Paris ou Bordeaux, par exemple, où la pauvreté a plutôt été renvoyée à la périphérie de la ville. Nous publions une carte (Lire la carte ci-dessous) du revenu médian par commune à une échelle qui dépasse les limites administratives de la région et englobe des communes périphériques où un grand nombre de personnes travaillent à Bruxelles. Cette carte met bien en évidence le contraste entre la région et sa périphérie, qui est beaucoup plus riche… C’est notamment lié au fait qu’une partie de la classe moyenne supérieure, qui peut se le permettre, achète et s’installe plutôt en périphérie.

Cette carte met en évidence le contraste entre la région et sa périphérie, beaucoup plus riche. Source : Statbel, Statistique fiscale. Cartographique : Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles - in Baromètre social 2023, p. 39.
Cette carte met en évidence le contraste entre la région et sa périphérie, beaucoup plus riche. Source : Statbel, Statistique fiscale. Cartographique : Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles - in Baromètre social 2023, p. 39.

Un autre graphique interpellant (Lire le graphique 3 ci-dessous), c’est celui qui met en évidence, par tranche de décile de revenu, l’argent disponible par personne et par jour après avoir effectué les dépenses de logement (loyer + charges, emprunt hypothécaire)…

Oui, c’est également un graphique réalisé par Joël Gires à partir des données de l’enquête SILC. Pour les 10 % les plus pauvres, on arrive à un revenu disponible par personne de moins de 9 euros par personne, une fois que les dépenses liées au logement ont été effectuées. C’est très peu et cela contraste avec les 10 % les plus aisés pour lequel ce montant est d’environ 100 euros par jour par personne. On voit à quel point les dépenses de logement exacerbent les inégalités et la pauvreté.

Graphique 3 : Argent disponible par personne et par jour après dépenses liées au logement, selon le décile de revenus disponibles équivalents, Région bruxelloise, 2021

Pour les 10 % les plus pauvres, on arrive à un revenu disponible par personne de moins de 9 euros par personne, une fois que les dépenses liées au logement ont été effectuées. Source : EU-SILC ; calculs : Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles - Baromètre social 2023, p. 100.
Pour les 10 % les plus pauvres, on arrive à un revenu disponible par personne de moins de 9 euros par personne, une fois que les dépenses liées au logement ont été effectuées. Source : EU-SILC ; calculs : Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles - Baromètre social 2023, p. 100.

8,7 euros par jour par personne pour faire face à toutes les dépenses hors logement, c’est extrêmement bas. Est-ce réellement possible de vivre avec un revenu aussi bas, ou est-ce l’indicateur qui ne correspond pas à la réalité ? Cela ne pointe-t-il pas l’importance de l’économie souterraine ?

L’enquête sur laquelle se basent ces chiffres est fondée sur ce que les déclarants répondent à l’enquête. Il peut y avoir des sous-déclarations de revenus dans toutes les catégories de revenus, des plus basses aux plus hautes. Ça paraît en effet impossible de vivre avec neuf euros par jour. Il faut également être conscient qu’une partie importante des ménages n’arrive pas à boucler ses fins de mois et se trouve plongée dans une situation de surendettement. D’autres enquêtes avaient déjà mis en évidence que les dettes liées au logement et aux charges liées sont les plus fréquentes chez les personnes surendettées.

Dans un sens plus positif, le rapport indique qu’il y a une hausse des revenus supérieure à la moyenne dans la zone du canal, qui se situe pourtant au cœur du « croissant pauvre » de la région…

Oui, c’est une dynamique qui mérite d’être mise en lumière, même si la zone du « croissant pauvre » reste globalement toujours pauvre. Il y a effectivement une amorce de gentrification dans la zone du canal, tandis que d’autres quartiers se paupérisent dans des communes du nord-ouest de la région ainsi que là où il y a des logements sociaux.

Votre rapport pointe l’effondrement de la santé mentale d’une partie significative de la population bruxelloise. Entre 2018 et juin 2022, le nombre de Bruxellois souffrant de dépression majeure serait passé de plus d’un sur seize à plus d’un sur six, c’est énorme !

Les chiffres de 2018 sont issus de la dernière enquête santé, ceux de 2022 proviennent de Sciensano, tout comme ceux de 2021. Pour s’en tenir au pourcentage de la population qui souffre de dépression majeure, il est passé de 6 % en 2018 à 16 % en décembre 2021, 9 % en mars 2022 et 17 % en juin 2022. Le pourcentage était élevé en décembre 2021, à un moment où la crise du Covid n’était pas finie. Les crises qui ont suivi (prix de l’énergie, inflation, guerre…) n’avaient manifestement pas permis un rétablissement en juin 2022, au moment de la dernière enquête réalisée sur ce sujet.

Le rapport dresse le portrait d’une région fragile et au bord de l’éclatement social…

Les indicateurs sont clairement au rouge. Tant au niveau social que sanitaire, et les deux sont liés. La région bruxelloise est manifestement sous tension, c’est une situation qui ne semble pas viable dans la durée.

Un des intérêts de votre rapport est que plusieurs indicateurs que vous publiez montrent la corrélation forte de leurs résultats avec la nationalité des personnes ou avec le parcours migratoire de leurs parents. Il y a également une polarisation à ce niveau…

Le lien entre l’origine et la situation sociale se marque très fort. La situation des étrangers issus de l’Union européenne (UE) et des étrangers non issus de l’UE est contrastée. En RBC, le groupe qui bénéficie des revenus les plus élevés, ce ne sont pas les Belges mais ce sont les étrangers ressortissants d’un autre pays de l’UE. Le revenu de ces derniers est deux fois plus élevé que celui de la catégorie des Belges d’origine non européenne, qui est la catégorie qui a les revenus les plus bas.

Depuis que vous coordonnez les baromètres sociaux annuels de la région, y-a-t-il des évolutions qui vous ont marquée ?

Cela fait environ dix ans que je travaille sur ces rapports et je dois constater qu’il y a pas mal d’indicateurs qui empirent, ce qui n’est pas réjouissant. Par exemple le taux d’invalidité chez les femmes ayant un statut d’ouvrière. Une des évolutions de nos rapports est que nous avons mieux mis en lumière l’ampleur des inégalités existantes dans la population bruxelloise. Auparavant, on se focalisait essentiellement sur les personnes en situation de pauvreté. Or, c’est important de s’intéresser également à la distribution des revenus pour avoir une vision d’ensemble et mener des politiques adéquates.

(1) Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (2024). Baromètre social 2023, Bruxelles, Vivalis.brussels.

(2) La GRAPA, pour Garantie de revenu aux personnes âgées, est une aide sociale qui s’ajoute à la pension légale lorsque celle-ci est en dessous de 1.519,01 euros pour un isolé et de 1.012,67 euros pour un cohabitant (au 01/11/2023, montants indexés), de sorte que la pension légale et la GRAPA cumulées atteignent ce montant. Comme en CPAS, certaines ressources, effectives ou fictives (comme pour les propriétaires), sont prises en compte en plus de la pension légale pour déterminer le montant du revenu disponible.

(3) Bruss’Help est le centre d’études, de coordination et d’orientation pour les acteurs de l’aide d’urgence/d’insertion opérant auprès des personnes sans abri.

(4) SILC, pour statistics on income and living conditions (statistiques sur les revenus et les conditions de vie), est une étude sur l’évolution des conditions de vie des ménages réalisée depuis 2004 selon la même méthode dans tous les pays de l’Union européenne auprès d’un échantillon de ménages.

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