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Le drame qui a servi de détonateur
L’assassinat – par l’explosion de sa voiture – de Daphne Caruana Galizia a allongé la liste des exactions commises contre les journalistes d’investigation. Il a aussi jeté une lumière crue sur les procédures bâillons qui visent à museler la presse, et lancé le coup d’envoi de la lutte contre ces recours abusifs à la justice.

Lorsqu’elle est assassinée, le 16 octobre 2017, à l’âge de 53 ans, la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia fait face à 43 poursuites civiles et à cinq poursuites criminelles en diffamation. Parmi les personnes qui ont porté plainte contre Daphné figurent le Premier ministre de l’époque, Joseph Muscat, et son chef de cabinet, ainsi que le chef de l’opposition et des industriels en vue. C’est que Daphne enquêtait sans relâche sur la corruption de hauts responsables politiques et d’hommes d’affaires ayant une grande influence économique à Malte. Après le décès de la journaliste d’investigation, découvrant le harcèlement judiciaire dont elle avait été victime, une large coalition d’ONG, de représentants de médias, d’organisations de journalistes (parmi lesquelles, en bonne place, la Fédération européenne des Journalistes), et d’universitaires a exhorté l’Union européenne et le Conseil de l’Europe à prendre des mesures contre les poursuites bâillons. Avec, notamment, la Daphne Caruana Galizia Fundation (1) et la Coalition Against SLAPPs in Europe (CASE) (2), elles ont mené de nombreuses campagnes de sensibilisation, ont recensé les tentatives d’intimidation à l’encontre des journalistes et des organisations de défense des droits de l’homme ou de l’environnement, et ont oeuvré à faire reconnaître le caractère abusif et malveillant des procédures bâillons, et la nécessité de prendre des mesures ambitieuses pour les combattre.
L’appel de la Commissaire du Conseil de l’Europe
Dès 2020, alarmée par la multiplication de ce type de signalements, Dunja Mijatovic, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe tire la sonnette d’alarme et affirme la nécessité de mesures contre les poursuites-bâillons, considérées comme une forme d’abus de procédure judiciaire à l’encontre de journalistes, de militants environnementaux et des droits de l’homme, et d’universitaires (lire l’encadré). La Commissaire en appelle au rejet rapide de ce type de plaintes, à des sanctions contre les plaignants et au soutien financier et juridique des accusés dans les procédures SLAPP. « Il est grand temps de s’attaquer à une pratique qui exerce des pressions non seulement sur les journalistes, mais aussi sur l’ensemble des membres de la société civile, et les empêche d’exprimer des critiques. Cela est d’autant plus important dans une période où l’accès à l’information est rendu plus difficile par la tendance des gouvernements à utiliser les pouvoirs que leur confère l’état d’urgence pour interdire des réunions, pour réduire la capacité des ONG et des journalistes à travailler sur le terrain, et parfois pour mettre au pas les médias critiques », souligne notamment Dunja Mijatovic (3).
Cet appel a jeté les fondements de la directive d’avril 2024 – dite « loi Daphné », édictée par les instances européennes (Conseil de l’Europe, Commission européenne et Parlement européen) (4).
La loi Daphné : une avancée nécessaire mais insuffisante
Cette directive vise à protéger les journalistes et les défenseurs des droits humains contre des procédures judiciaires abusives ou poursuites-bâillons. Elle établit une norme minimale pour la protection des médias et des organismes publics de surveillance contre les poursuites stratégiques altérant le débat public (SLAPP) dans l’ensemble de l’Union européenne : la personne ou l’organisation victime d’une telle procédure bâillon pourra demander le rejet rapide du recours manifestement abusif, et ses harceleurs pourront se voir infliger des sanctions financières.
Cette directive représente certes une fameuse avancée, mais elle comporte néanmoins deux grandes faiblesses : d’abord, elle ne s’applique qu’aux matières civiles et commerciales, et donc pas aux matières pénales ; ensuite, elle ne pourra être activée que pour des affaires transfrontalières. Les institutions européennes ne peuvent en effet légiférer dans les matières nationales : la directive ne peut donc s’appliquer que si les deux parties concernées par la poursuite judiciaire abusive ne se trouvent pas dans le même État, ou qu’au moins l’une d’elles ait un champ d’action ou des intérêts en dehors de cet État.
La plupart des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme ou de l’environnement qui sont la cible de procédures bâillons, en Belgique, ne pourraient donc invoquer la directive pour faire cesser les intimidations dont ils sont victimes.

Des raisons d’espérer
Le grand bénéfice de cette directive est son côté contraignant : les États membres doivent la transposer dans leur législation nationale au plus tard pour le 8 mai 2026.
Et, à ce moment-là, il y a de bonnes raisons de penser que le législateur sera tenté d’élargir la portée de la directive à toutes les affaires, y compris à celles purement nationales. « Le fait que la transposition de cette directive dans le droit belge ne concerne que des affaires transfrontalières pourrait faire tiquer la Cour constitutionnelle au moment où elle sera appelée à se pencher sur le projet de loi », estime une experte de la matière au SPF Justice. Cette limitation du champ d’application de la directive introduit en effet une discrimination entre les victimes de procédures bâillons : un journaliste belge attaqué par une société belge pour sa participation à une enquête ne pourrait pas bénéficier de l’effet de la directive, alors que son collègue néerlandais, par exemple, cosignataire de l’enquête, le pourrait.Le législateur belge – et il en ira sans doute de même dans d’autres pays – pourrait alors être incité à étendre la portée de la directive à toutes les poursuites-bâillons.
Une recommandation de la Commission européenne invite d’ailleurs les législateurs à aller dans ce sens. Consciente du fait que l’impératif transfrontalier vidait la directive d’une bonne part de sa substance, la Commission a en effet publié, dès le dépôt de la proposition de directive,une recommandation, dite « Recommandation Reynders », du nom du commissaire à la Justice, invitant les États membres à harmoniser leurs règles avec la législation proposée par l’UE également dans les affaires purement nationales, et pour toutes les procédures, et non uniquement dans les matières civiles (5).
Les poursuites-bâillons ne sont évidemment pas l’apanage des 27 pays de l’UE, mais elles sévissent aussi ailleurs en Europe. En avril dernier, le Conseil de l’Europe, qui réunit 46 États membres (parmi lesquels les pays d’Europe de l’Est où il ne fait pas bon être journaliste), a donc également voté une recommandation « contre l’utilisation des poursuites stratégiques contre la participation publique » (6). Il s’agit là du texte dont l’application est la plus large, puisqu’elle vise l’ensemble des procédures SLAPP dans tous les domaines du droit, tant au civil qu’au pénal, et ce qu’elles soient purement nationales ou transfrontalières. Mais comme son nom l’indique, il ne s’agit bien là que d’une « recommandation », ce qui veut dire qu’elle n’a pas de pouvoir contraignant sur les États.
Plus largement encore, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a lui aussi appelé les États signataires à prendre des mesures contre les SLAPP dans sa résolution du 6 octobre 2022 (7). Et, en juillet 2023, le rapporteur spécial des Nations Unies chargé de superviser la protection des militants écologistes a souligné la nécessité de mesures anti-SLAPP pour celles et ceux qui participent à des campagnes ou à un débat public sur la protection de l’environnement (8). La lutte contre les SLAPP s’organise donc un peu partout dans le monde, avec des succès divers qui sont bien sûr à mettre en parallèle avec le dynamisme démocratique des pays concernés, et l’intérêt porté par le monde politique et la justice à une information de qualité, à la liberté de la presse et à la liberté d’expression.
« Une menace dangereuse »
Extraits du discours de la commissaire Dunja Mijatovi devant la Commission des Droits humains du Conseil de l’Europe, le 20 octobre 2022 :
Les SLAPP sont la deuxième menace la plus dangereuse pour la liberté d’expression et de dissidence après la violence physique.
Lorsque Daphné a été assassinée et que l’on a vu le nombre de procès intentés contre elle, il est devenu impossible d’ignorer les coûts humains et sociétaux des SLAPP.
» Les SLAPP, a dit très justement Daphné, sont des procédures conçues pour protéger les personnes qui sont réellement atteintes dans leurs droits,mais qui sont utilisées comme outil de violence et d’agression par des gens au pouvoir contre des gens sans pouvoir. »
Et Daphné avait raison! Les SPAPP sont l’un des outils les plus nuisibles pour étouffer la liberté d’expression. Elles constituent également un problème pour le système judiciaire et la liberté de l’information. Les tribunaux sont occupés par des poursuites civiles ou pénales abusivement engagées par des particuliers ou des entreprises qui profitent des institutions démocratiques pour saper les piliers de la démocratie.
Les autorités nationales et le pouvoir judiciaire sont donc tenus d’empêcher l’abus du système judiciaire pour réduire au silence la liberté d’expression.
Pour cela, ils devraient veiller à ce que les législations nationales permettent le rejet anticipé des SLAPP, prévoient des mesures pour punir les abus du système judiciaire et garantissent un soutien pratique et une aide juridique gratuite aux personnes poursuivies.
Celui qui contrôle la publicité de l’information et peut influencer la liberté d’expression a beaucoup de pouvoir. Nous devons veiller à ce que ces aspects fondamentaux des activités humaines et de la démocratie restent libres et au service de l’intérêt public.
Une forte mobilisation belge
A l’échelle belge, les chiens de garde qui se dressent contre les procédures-bâillons font preuve d’un beau dynamisme : ils font inlassablement pression sur les responsables politiques pour qu’une loi spécifique voie le jour dans la législation belge, et aident les instances internationales à établir le recensement le plus complet possible de ce type de procédure abusive. Le groupe de travail anti-SLAPP Belgique (9), créé le 12 décembre 2022, a été annoncé lors du séminaire international sur la liberté de la presse qui se tenait au même moment à l’Université de Gand, à l’initiative du Professeur Dirk Voorhoof. Composé d’une quarantaine de membres – représentants des médias et du journalisme, d’initiatives citoyennes, d’ONG, d’universitaires, d’avocats et de magistrats honoraires -, le groupe de travail se concentre sur la mise en commun d’informations sur les SLAPP, participe aux consultations sur les initiatives internationales, et sert d’aiguillon aux initiatives anti-procédures bâillons en Belgique, tant au niveau fédéral que communautaire.
La Human Legal Academy (10), co-fondée par Dirk Voorhoof, est également très active dans ce domaine.« La lutte contre les SLAPP, la neutralisation de ces procédures abusives, passe nécessairement par des initiatives au niveau international, européen et national, insiste Dirk Voorhoof. En Belgique, il n’existe pas de garanties procédurales spécifiques pour garantir le rejet d’une procédure bâillon dès les premiers stades de la procédure : c’est pourtant indispensable si l’on veut offrir un soutien efficace à ceux et celles qui subissent des pressions pour les empêcher de porter à la connaissance du public des informations sensibles.»
Les « gendarmes » des médias audiovisuels (Conseil Supérieur de l’Audiovisuel/CSA et Vlaamse Regulator voor de Media/VRM), les organisations représentatives des journalistes francophones et flamands réunies au sein de l’Association générale des journalistes professionnels de Belgique/AGJPB, ainsi que l’Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits de l’homme (IFDH) suivent également le sujet de près.
Dans son rapport 2023 publié en mai dernier, l’IFDH pointe notamment les faiblesses en matière du droit à l’information dans le pays et s’inquiète de l’augmentation des violences et des poursuites bâillons à l’encontre des journalistes (11). Désigné comme point de contact belge dans la lutte contre les poursuites-bâillons par les instances européennes , l’organisation demande aux autorités belges de « protéger les journalistes, les universitaires et les défenseurs des droits humains contre les poursuites judiciaires abusives », et plaide « pour une transposition ambitieuse de la directive européenne en droit belge. »
- Par Isabelle Philippon (CSCE)
(3) « Il est temps d’agir contre les SLAPP », Dunja Mijatovic Strasbourg, 27 octobre 2020.
(4) Directive (UE) 2024/1069 du 11 avril 2024sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les demandes en justice manifestement infondées ou les procédures judiciaires abusives («poursuites stratégiques altérant le débat public»)
(5) Recommandation 2022/758 du 27 avril 2022
(6) Recommandation CM/Rec (2024)2
(7) Résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme le 6 octobre 2022 51/9. Sécurité des journalistes
(8) Michel Forst UN Special Rapporteur on environmental defenders under the Aarhus Convention 12 juillet 2023