dossier Deliveroo
Livraison de plats à vélo : exploitation sans limite, y compris judiciaire !
Depuis une dizaine d’années, les livreurs cyclistes font régulièrement la Une des journaux, en raison de leurs conditions de travail, de leurs grèves, ou encore des procès intentés pour faire reconnaître leur statut de salariés. Pourtant gagnants en justice face à Deliveroo, rien ne change pour les livreurs… Le point sur la situation.

« Nous les avions aperçus subrepticement, logos affichés sur leurs vêtements, sacs à dos et casquettes. Par la suite ils se sont multipliés, pour devenir aujourd’hui incontournables dans nos paysages urbains : les livreurs cyclistes. Quelle réalité recouvre exactement cette nouvelle activité ? » En 2017, c’est par ces mots que commençait l’introduction d’une nouvelle rubrique : les « Récits de vie pour une immersion dans le monde du travail »(1). Appelée à apparaître en nos pages au gré des opportunités et rencontres, elle nous permet, grâce à l’interview approfondie d’un témoin, de plonger concrètement au sein d’une pratique professionnelle. Si l’on pense connaître ce qu’un métier représente, en entendre le récit qu’en fait une personne qui l’exerce au quotidien peut parfois surprendre… Plus largement, le témoignage éclaire également sur les évolutions contemporaines du monde du travail, hélas souvent de plus en plus précaire (lire également l’encadré).
Des récits de vie pour une immersion dans le monde du travail
La rubrique « Récit de vie » désire pénétrer les réalités du travail, de plus en plus polymorphes dans notre société, mais aussi de plus en plus précaires. Par des rencontres / dialogues, nous voulons découvrir les réalités présentes derrière les apparences, et pour chaque situation professionnelle, un témoin privilégié nous livre son expérience.
Dans cette optique, nous avons déjà exposé les récits d’un livreur à vélo de plats cuisinés, d’une infirmière en soins palliatifs, de rédactrices de comptes rendus des débats parlementaires, d’un jeune en contrat financé par le Forem au sein d’un restaurant Mc Donald’s, ou encore d’un accompagnateur de train à la SNCB (1). D’autres suivront dont, prochainement, la rencontre avec un facteur travaillant à bpost (anciennement La Poste), une entreprise publique belge majeure en voie de privatisation.
Dans cette rubrique, chaque rencontre est précédée d’une présentation du métier concerné, afin d’introduire les notions nécessaires à la bonne compréhension de l’entretien.
(1) Lire « Ubérisation : au tour du vélo ! » et « L’exploitation dans la bonne humeur ! », n° 93 en Avril 2017 ; « Quelle considération pour les soins infirmiers ? » et « Les soins palliatifs, entre passion et difficulté » n° 94 en Septembre 2017 ; « Rédactrice de compte rendu : la précarité au parlement », « Un travail intellectuel… à la chaîne » et « Pressées comme des citrons, jetées comme des Kleenex » n° 97 en septembre 2018 ; « Des contrats subventionnés par le Forem… chez Mc Donald’s » et « Malbouffe et précarité : formez-vous grâce au Forem » n° 99 en mai 2019 ; « Travailler à la SNCB : une mission au service du public » et « Accompagnateur de train, rouage humain d’une entreprise en démantèlement », n°103, octobre 2020. www.ensemble.be
L’idée de cette rubrique est née directement de l’observation de ces livreurs d’un genre nouveau, dont le cœur de l’activité consiste à aller chercher un plat dans un restaurant, pour le déposer ensuite au domicile d’un client. Spécificité : entre ces deux étapes, le travail est dirigé par une machine, le smartphone, pour laquelle l’entreprise de livraison a développé un algorithme dont la programmation précise reste opaque. Interpellé par l’existence de ces personnes, pédalant par tous les temps pour éviter des déplacements à des clients, nous avions voulu en explorer les réalités concrètes. Ces réalités, alors, étaient occultées par un discours ouvertement cool et branché développé par l’entreprise initiatrice de cette activité en Belgique : Take Eat Easy. Clairement, notre témoin nous avait démontré le sens réel charrié par le mot « easy » contenu dans le nom de l’entreprise, aujourd’hui disparue : la facilité d’exploitation des travailleurs, par le contournement de nombreuses dimensions du droit du travail.
À l’époque, les livreurs et l’exploitation de leur force de travail ne faisaient pas encore la Une, la presse traitant parfois carrément le sujet avec une certaine bienveillance – au mieux naïve – envers ces employeurs issus du secteur des start-ups, ces « jeunes entreprises » actives dans le secteur des nouvelles technologies. Les syndicalistes, de leur côté, ne mesuraient sans doute pas encore totalement l’ampleur du danger du modèle mis en place, pesant sur le monde du travail dans sa globalité. L’interview de notre témoin avait été réalisée en novembre 2015, il y a donc quasiment une décennie, dans le domaine des entreprises actives au sein du capitalisme dit « de plateforme » : une véritable éternité ! De l’eau, abondante, a coulé sous les ponts de l’exploitation, ponts sur lesquels pédalent aujourd’hui d’autres personnes que celles côtoyées par notre témoin de l’époque. Cette évolution globale du profil des livreurs nous a aujourd’hui motivé à publier un nouveau récit de vie sur cette activité.
Dans les pages qui suivent, nous proposons le témoignage d’un jeune homme qui a pédalé pour l’entreprise Deliveroo – qui avait récupéré la plupart des livreurs cyclistes au moment de la faillite de la précitée Take Eat Easy -, plus que jamais active aujourd’hui en Belgique. Sans-papier, il a presté pour l’entreprise sous un faux nom et, pour ce faire, a dû « louer » un compte à une personne officiellement inscrite sur le site de la multinationale. Ces trafics de faux compte peuvent clairement être assimilés à du racket de personnes dans une situation extrême de vulnérabilité. La condition humaine résultant des pratiques de cette entreprise peut être résumée en une phrase, prononcée par un livreur d’origine afghane : « J’ai froid, j’ai mal partout, c’est dangereux, mais je suis pauvre…» (2). Notre témoin nous raconte en détail dans quelles conditions se déroule ce travail, dix ans après son apparition en Belgique (lire ici).
Si les réalités du métier sont aujourd’hui mieux connues, nous le devons avant tout aux mouvements sociaux menés par ses prestataires, rassemblés pour certains au sein du Collectif des coursiers. En effet, durant une décennie, les principes de base du syndicalisme se sont invités dans ce nouveau secteur socialement destructeur, et des mobilisations sociales se sont déployées, avec l’organisation de manifestations, des occupations des locaux de l’entreprise, des grèves… Pour faire le point sur la situation, nous proposons également une grande discussion avec Martin Willems, membre de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC), il développe pour nous les réalités observées au sein de United Freelancers, un groupe syndical de la CSC encadrant notamment les livreurs (lire ici).
Avant ces deux rencontres, nous résumons ci-dessous les données théoriques nécessaires à la bonne compréhension des propos de nos témoins (3). Le prisme d’analyse présente principalement les pratiques de l’entreprise Deliveroo, puisque notre livreur a presté pour cette entreprise, mais le fonctionnement est identique au sein d’Uber Eats, sa principale concurrente. Nous allons le constater, dans notre monde empreint d’une prétendue modernité, un geste d’apparence anodine – manger un plat livré à domicile – peut en réalité être socialement très chargé, et nous ramener aux marqueurs de l’exploitation sociale la plus archaïque.
Un partenaire sans visage
Dans la plus pure novlangue entrepreneuriale, si nous pédalons pour Deliveroo, nous devenons « partenaires » de l’entreprise. Mignon. Concrètement, le site de Deliveroo met en « lien » les restaurateurs inscrits, les clients qui désirent commander un plat, et les livreurs qui feront le déplacement. En cliquant sur l’onglet « Devenir partenaire » (4), les candidats livreurs se font connaître de l’entreprise, téléchargent une application, principale interface entre l’employeur et le livreur, ensuite ils reçoivent leurs codes d’accès, et le tour est joué. Dès qu’il se lance dans un shift, le travailleur se connecte avec ses codes d’accès, ensuite il attend l’arrivée d’une commande sur son appareil.
Du côté du client-consommateur, il s’agit simplement de cliquer sur une des bannières des restaurants collaborant avec Deliveroo, défilant sur le site, pour ensuite choisir un plat à commander et à payer en ligne à Deliveroo. L’algorithme envoie la commande au restaurant et choisit un livreur en attente, pour le lancer dans sa course. Premier problème de transparence, le fonctionnement de cet algorithme n’est pas public, mais on présume que la proximité du coursier avec le restaurant doit être un critère. Il peut refuser la commande, qui sera alors transférée à une autre personne. Mais tous les coursiers le savent : celui qui refuse des commandes court le risque de ne plus en recevoir ultérieurement, ou d’en recevoir moins. Une preuve, parmi de nombreuses autres, que le travailleur chez Deliveroo ne peut organiser son travail comme le ferait un travailleur indépendant. Une fois la commande déposée dans son sac, le livreur part la livrer, le plus rapidement possible, au domicile du client. Une fois cela réalisé, la course est payée au livreur.
En apparence, pour les observateurs non avisés, cela pourrait simplement sembler facile et pratique, sauf que… Deliveroo refuse d’assumer être l’employeur de ces travailleurs. En conséquence, ce travail très difficile – et extrêmement dangereux – s’effectue pour le travailleur sans les assurances prévues par le droit social, avant tout sans l’assurance de percevoir un salaire, sinon digne, au minimum clairement fixé. Au-delà, bien entendu, aucun revenu n’est assuré en cas de maladie et il n’y a pas de congés payés, entre autres acquis sociaux élémentaires.
Le site de Deliveroo nous renseigne sur le revenu payé aux livreurs, dans la sous-rubrique « P2P (NDLR : pour peer-to-peer, soit « de particulier à particulier ») : Comment est calculé mon revenu ? » Le tutoiement est de rigueur, soyons cool : « En tant que rider P2P, tu reçois un montant fixe par commande en fonction de la ville dans laquelle tu roules » (5). Dans la plupart des villes belges, il s’agit de 4,99 euros, un chiffre qui descend parfois à 4,49 euros, à Louvain et à Gand. Pourquoi ? L’entreprise ne l’explique pas. Le revenu est donc identique, quelle que soit la distance à parcourir, quel que soit le temps nécessaire, quelle que soit l’attente au restaurant et quel que soit le jour de la semaine ou l’heure auxquels le travail est presté. Dans les faits, les travailleurs n’ont aucune certitude, ni de volume de travail, ni de revenus. Le paiement à la course, contrairement au paiement horaire des travailleurs, constitue aujourd’hui l’élément principal de l’exploitation des travailleurs par Deliveroo.
Avoir une image précise du profil social des livreurs est difficile, aucun chiffre ni statistiques ne sont fournis par Deliveroo. Certains sont étudiants, d’autres sont des travailleurs précaires qui tentent de trouver des compléments de revenus, d’autres sont sans emploi, et ne disposent pas – ou pas encore – d’allocations de chômage… Certains autres aujourd’hui sont des travailleurs sans-papiers, comme nous le lirons dans le récit de notre témoin. Et même si Deliveroo présente sur son site une photo d’un groupe de trois coursiers comprenant une femme, ces dernières sont extrêmement rares dans la masse des livreurs prestant pour l’entreprise.

Actuellement : deux régimes de travail
Pour le moment, malgré une décision de justice obligeant l’engagement sous statut de salarié, non-appliquée par l’entreprise (voir plus loin), en travaillant pour Deliveroo, les livreurs ont le choix entre deux « situations » : ils peuvent percevoir le règlement des courses en tant que travailleurs indépendants, ou les percevoir dans un régime dit « de l’économie collaborative », plus communément appelé P2P, pour peer-to-peer (de particulier à particulier). Chacune de ces situations mérite quelques explications.
La situation de travailleur indépendant concerne environ un cinquième des coursiers : ils sont indépendants à titre principal, à titre complémentaire, ou « étudiants-entrepreneurs », le statut indépendant de l’étudiant. Affilié à une caisse d’assurances sociales contrôlée par l’Institut national d’assurances sociales pour les travailleurs indépendants (Inasti), le livreur doit payer des cotisations de 20,5 %. Il n’a alors pas droit aux allocations de chômage, mais accède aux droits sociaux de l’indépendant, avec une couverture de soins de santé/invalidité, des allocations familiales ou encore le droit à une pension. Pour Deliveroo, utiliser des travailleurs indépendants présente l’avantage de n’avoir aucune obligation sociale envers le coursier : pas de salaire minimum, pas de volume d’heures garanti (puisqu’il est payé à la course), pas de salaire garanti en cas de maladie, pas de couverture sociale en cas d’accident du travail, etc. Il s’agit la plupart du temps de revenus complémentaires, à côté d’un revenu principal, car vivre entièrement des courses pour Deliveroo est impossible, sauf en prestant 70 ou 80 heures par semaine.
Le régime P2P, lui, a été mis en place par une loi d’Alexander de Croo, publiée en 2016. Si nous n’évoquons pas de « statut » dans ce cas, mais plutôt un « régime », c’est précisément parce qu’aucun statut ne résulte de cette situation : le travailleur n’est ni salarié ni indépendant, « il s’agit juste d’un régime d’imposition particulier, d’une niche fiscale » (6). Environ quatre livreurs sur cinq prestent dans ce régime, et la loi sur l’économie collaborative prévoit qu’un Belge peut gagner jusqu’à 7.460 € par an (pour l’année de revenus 2024 – exercice d’imposition 2025, montant indexé chaque année), en travaillant pour une plateforme agréée par le SPF Finances. Ces revenus sont taxés, forfaitairement, à 10,7 %. Une loi du 18 juillet 2018 avait modifié certains éléments de cette loi, en supprimant notamment l’impôt forfaitaire, mais elle a été annulée par un arrêt de la cour constitutionnelle, suite à une action judiciaire des organisations syndicales, d’organisations d’indépendants et de petites et moyennes entreprises (PME).
Plus loin dans nos pages, nous commenterons ces régimes avec le syndicaliste Martin Willems, mais il est fondamental à ce stade de souligner ce fait : contrairement aux situations décrites dans la loi sur l’économie collaborative – permettre la rémunération de petits services entre particuliers -, Deliveroo a recours à ces dispositions à une échelle industrielle. Clairement, cette loi n’a pas été prévue pour ce type d’activité avec une telle masse de travail, ces plateformes en sont même explicitement exclues, mais ont cependant reçu une « dérogation » politique pour pouvoir l’utiliser. Nous voyons là le signe clair d’une complaisance envers ces entreprises, s’apparentant pour certaines organisations politiques à une réelle complicité face à l’imposition d’un nouveau modèle économique, facilitant le contournement d’acquis sociaux fondamentaux.
Deliveroo ne dispense à ses travailleurs que des informations très sommaires sur leur travail, et notamment sur certains risques liés au régime P2P. Pourtant, dépasser le plafond annuel de revenus, par exemple, peut entraîner des conséquences catastrophiques pour le travailleur. En cas de dépassement, même minime, de nombreux travailleurs ont reçu un courrier des Services publics fédéraux (SPF) Finances et Sécurité sociale, dans lequel est signifiée la requalification de la somme gagnée en revenus d’indépendant. Rétroactivement, les travailleurs doivent alors payer les impôts et cotisations sociales, des sommes qu’ils n’ont bien souvent pas à disposition. En outre, les revenus en P2P ne sont pas cumulables avec des allocations sociales délivrées par l’ONEm ou un CPAS, et il arrive régulièrement que ces institutions réclament le remboursement des allocations reçues, pour des montants parfois très élevés. Des situations véritablement dramatiques ont été observées.
Pour terminer sur ces régimes, il est intéressant de signaler que certaines plateformes fonctionnent autrement. Pour la livraison de plats à vélo, citons Take Away qui, pour un travail absolument identique, salarie ses travailleurs. Tout n’y est bien entendu pas paradisiaque, il s’agit principalement de travail intérimaire précaire, mais cette réalité invalide le discours souvent tenu par Deliveroo et Uber Eats, selon lequel leur modèle ne permettrait pas le salariat. Les responsables de Take Away, étant donné l’inertie et la complicité des autorités envers les deux autres – qui continuent de ne pas appliquer les décisions de justice -, s’interrogent sur l’attitude à adopter face à cette situation flagrante de concurrence déloyale.
Une forme de salariat a existé avec Deliveroo
Pour une bonne compréhension de l’historique des réalités et évolutions dans ce secteur économique durant une décennie, il est indispensable de signaler qu’un système « triangulaire » a existé un temps, mis en place avec la Société mutuelle pour artistes (Smart), même si cette histoire commune entre la Smart et Deliveroo a été de courte durée.
La Smart se présente comme « une coopérative de travailleurs et travailleuses ». « Elle vous permet d’héberger vos projets professionnels, de partager des moyens, des outils et des garanties pour développer vos activités en toute sérénité. En choisissant la solution coopérative Smart, vous faites le choix de la protection sociale des salariés alliée à la liberté d’entreprendre » (7). Au départ tournée vers les professions artistiques et culturelles, comme son nom l’indique, la Smart est aujourd’hui dans les faits un intermédiaire dont le public s’est étendu à d’autres activités intermittentes, prestées en indépendant ou en mode free-lance. Dans les faits, la Smart permet de prester comme indépendant tout en bénéficiant d’un statut de salarié, avec les avantages afférents. Le prestataire n’est alors pas payé par son « client » mais par la Smart, qui retient sur le salaire les coûts des charges sociales. Avec l’élargissement des secteurs d’activités concernés, une ambiguïté existe sur le fait de savoir si ce type de modèle ne facilite pas, dans une vision globale du marché du travail, une généralisation de la précarisation permettant à certains employeurs de ne pas engager les travailleurs sur de longues durées.
Sans l’avoir décidé, la Smart a vu un jour arriver dans son public les livreurs cyclistes, ceux au départ engagés par Take Eat Easy, l’entreprise aujourd’hui disparue, pionnière de cette activité en Belgique. S’ils sont au départ une poignée – souvent des artistes cherchant à compléter leurs revenus -, leur nombre ira grandissant et explosera lors de l’arrivée en Belgique de Deliveroo. « Le système est perçu par les coursiers comme une alternative viable au statut d’indépendant, dont les cotisations sociales et les démarches administratives sont trop pesantes au regard des rémunérations perçues et du nombre moyen d’heures prestées » (8).
Face au volume de demandes de coursiers, la Smart s’intéresse alors de près aux conditions de travail chez Deliveroo. « Outre que leur rémunération se situe en dessous des minima légaux, les coursiers sont exposés à un risque élevé d’accidents, qui sont mal couverts puisque mal déclarés, et la gestion de leur travail est telle qu’ils sont constamment mis en concurrence, l’attribution des commandes favorisant les coursiers les plus performants » (9). Début 2016, en position de force vu le nombre de coursiers utilisant ses services, la coopérative décide de démarrer des négociations avec Take Eat Easy et Deliveroo. Un accord est conclu et une convention cadre établie en mai de la même année. « Cette dernière assure une rémunération à l’heure respectant les minima légaux, la garantie d’être rémunéré minimum trois heures par jour presté, un défraiement pour l’utilisation du téléphone portable, la prise en charge de 50 % des frais d’entretien des vélos, ainsi qu’une formation à la sécurité routière et un contrôle technique du vélo gratuits pour chaque nouveau coursier » (10).
Cette « solution », vue par la Smart comme temporaire en l’absence d’un contrat de travail classique entre le travailleur et la plateforme – une revendication déjà bien présente – tiendra environ un an et demi. En septembre 2017, la coopérative s’apprête à entamer une concertation sociale en compagnie du Collectif des coursiers et de plusieurs syndicats, en vue de conclure une nouvelle convention collective de travail en position de force, avec 900 coursiers affiliés… Mais la démarche n’aboutira pas. Changement fondamental de situation : entre-temps, la loi De Croo sur l’économie collaborative a été promulguée, ainsi qu’un statut d’auto-entrepreneur étudiant, utilisés tous deux par Uber Eats, autre plateforme fraîchement arrivée en Belgique. En octobre 2017, Deliveroo rompt unilatéralement la convention avec la Smart, pour foncer dans l’utilisation du régime P2P, lui assurant alors d’importantes économies sur les obligations salariales, sur le dos de ses travailleurs.
Cette rupture de la convention avec la Smart entraîne les premiers mouvements sociaux d’envergure menés par les coursiers. Le 13 janvier 2018, ils entament par exemple une série de grèves dans cinq villes belges. « Les coursiers veulent garder le choix de rester sous statut salarié s’ils le désirent. Le statut d’indépendant ne peut pas s’imposer, c’est une contradiction. Deliveroo n’a pas accédé à cette demande et n’accepte de nouvelles rencontres que sous la condition que tous passent sous statut indépendant. À quoi ça sert de discuter si on crée un fait accompli avant ? », s’interroge dans la presse le syndicat CSC (11). Le Collectif de coursiers, représentant alors environ 200 livreurs, « demande à la direction de Deliveroo de lever l’obligation de passer sous statut indépendant et de maintenir les coursiers qui souhaitent rester salariés. Selon le syndicat, un coursier gagne 360 euros par mois en moyenne, une somme insuffisante pour rencontrer les obligations d’un indépendant » (12). Jusqu’à aujourd’hui, la situation sur le terrain reste inchangée mais, donnée fondamentale, les conditions de travail des coursiers et leur combat ne peuvent plus être ignorés de personne : grand public, clients des plateformes, mandataires politiques, tous connaissent la réalité… Les livreurs accumulent en outre les décisions en leur faveur, tant devant des instances administratives que devant les tribunaux.
Si le statut Smart n’était pas idéal, il s’agit cependant de ce qu’ont connu de mieux les livreurs employés par Deliveroo : ils cotisaient à la Sécurité sociale lors de leurs prestations, ils étaient couverts en cas d’accident du travail et, grosse différence, ils étaient payés à l’heure. Aujourd’hui qu’ils sont payés à la course, ni le temps d’attente entre deux commandes, ni le temps d’attente devant le restaurant n’est payé.
La loi De Croo, soulignons-le, est tombée à pic pour les entreprises de livraisons, peu friandes des obligations entraînées par la convention avec la Smart, et surtout soucieuses d’en finir avec l’obligation d’un salaire horaire pour les livreurs… Un livreur racontera son arrivée au deuxième étage des bureaux de Deliveroo, aménagés en un open space joliment meublé et très lumineux, lors d’une action d’occupation des locaux de l’entreprise. « Au mur, un dessin accompagné d’un message célébrait le ministre fédéral de l’Agenda numérique Alexander De Croo, à qui on devait l’invention du statut P2P. Ce dessin résumait à lui seul les liens pourris qui unissaient le gouvernement à Deliveroo. Le premier exécutait les lois, et le second en profitait » (13).

Action en justice pour le statut de salarié
Au cœur du modèle développé par Deliveroo (et, rappelons-le, par Uber Eats) se trouve donc le refus par l’entreprise d’assumer son statut d’employeur. Afin de bien comprendre l’enjeu des procédures judiciaires introduites par des livreurs contre Deliveroo, rappelons ici que l’entreprise contourne donc – entre autres choses – rien moins que l’obligation de prévoir un volume de travail, le salaire horaire, l’obligation d’un barème salarial, les restrictions et primes pour le travail de nuit, des dimanches et jours fériés, le salaire garanti pour maladie ou congés payés, les limites à la durée du travail et, a fortiori, le paiement de primes d’heures supplémentaires. Dans le modèle Deliveroo, toutes les responsabilités sociales de l’employeur ont disparu. Ce modèle, qui risque fort de s’étendre et de se généraliser, entraîne la fragilisation de pans entiers de la Sécurité sociale.
Dans le discours de l’entreprise, le plus grand cynisme capitaliste est de mise. Au moment de la rupture de la convention avec la Smart, le General manager de Deliveroo Benelux, Mathieu de Lophem, déclare que « Deliveroo doit être vu comme un job d’appoint, ça n’a pas vocation à être plus » (14). Contrairement à ce que ces propos veulent laisser penser, l’absence de contrat de travail n’implique bien entendu pas une plus grande liberté pour le travailleur. « Il suffit, pour s’en rendre compte, de consulter la « Convention de prestation de service » ou la « Convention rider P2P », ainsi que les « Conditions générales de livraison entre le client et le coursier P2P » ou la « Politique de traitement des données » que doivent signer les candidats coursiers : il s’agit de plus de huit pages de formules juridiques compliquées en petits caractères et d’engagements que doivent prendre les coursiers envers Deliveroo » (15).
Dans les faits le coursier, soi-disant indépendant, est en fait plus contraint qu’un salarié, ce qui fait écrire au syndicaliste Martin Willems, de manière ironique, qu’il s’agit d’un « travailleur totalement indépendant, qui choisit librement à quel moment il consent à attendre que Deliveroo lui envoie des courses, dont c’est le bon plaisir d’effectuer ces missions en suivant exactement les instructions données pas à pas par l’algorithme et qui choisit en toute autonomie de laisser à Deliveroo l’entière discrétion de décider combien il sera payé » (16). Le livreur, en outre, est totalement tracé par l’entreprise, à l’aide du smartphone.
Pour revendiquer en justice le statut de salarié, les livreurs ne manquent pas d’arguments. Au moment de la rupture de la convention avec la Smart, fin 2017 – début 2018, des livreurs consultent la Commission administrative de règlement de la relation de travail (CRT). Cette Commission fait partie du SPF Sécurité sociale, elle peut être sollicitée par tout individu afin d’interroger ses conditions de travail, pour un travail projeté ou entamé depuis moins d’un an, s’il pense travailler comme faux indépendant ou comme faux salarié. Le 23 mars 2018, dans un avis consultatif s’appuyant sur le contrôle permanent des coursiers, et leur manque d’autonomie dans l’exécution des commandes, la Commission déclare que la relation de travail établie entre Deliveroo et ses coursiers ne peut pas être qualifiée d’«indépendante» : les coursiers devraient donc être assujettis à la Sécurité sociale des travailleurs salariés. Cet avis ne lie que les deux coursiers ayant sollicité la Commission, et s’il les empêche d’encore prester sous statut indépendant, il n’impose cependant en rien à Deliveroo de continuer sa «collaboration» avec ces deux travailleurs. Ils ne pourront simplement plus se connecter sur le site de l’entreprise, démonstration directe d’un mode moderne de licenciement. Cet avis de la CRT constituera l’un des premiers grands jalons d’un combat que les livreurs vont continuer à mener durant des années, jusqu’à aujourd’hui, au sein de collectifs, dans les rues ou sur le terrain judiciaire.
Parallèlement, l’auditorat du travail (17) a chargé l’inspection sociale de réaliser une enquête sur les conditions de travail des livreurs. De nombreux coursiers (au nombre de 115) ont été auditionnés dans ce cadre et, en décembre 2019, l’auditorat va intenter une action au tribunal du travail. Il demande que les prestations des livreurs (tant pour les indépendants que pour ceux payés en P2P) soient requalifiées en relations de travail salarié, qu’ils soient donc rémunérés en conséquence, et que l’entreprise paie les cotisations sociales correspondantes. Selon l’auditorat, toutes les prestations des livreurs doivent donner lieu à un paiement de cotisations à la Sécurité sociale et à l’ONSS, lesquelles doivent compter notamment pour la constitution d’une pension de retraite, le droit au chômage, aux soins de santé… Une régularisation pour les prestations passées est également demandée. Des livreurs se joignent à cette action judiciaire de l’auditorat.
Le 8 décembre 2021, le tribunal rend son jugement : les coursiers ne peuvent prester sous le régime de l’économie collaborative, mais il n’y a pas lieu de requalifier la relation entre les livreurs et Deliveroo en contrat de travail, les livreurs étant bien « indépendants ». Le juge a donc donné raison à Deliveroo. La CSC et le Collectif des coursiers réagissent immédiatement, en déclarant que « ce jugement prive non seulement les livreurs de leurs droits de travailleurs, mais en plus fait peser sur eux maintenant une épée de Damoclès : qui va payer les cotisations sociales d’indépendant dont ils pourraient maintenant être redevables ? Comme d’autres parties sans doute, nous envisageons de le contester. Ce jugement belge est d’autant plus incongru que la Commission européenne déposera ce 9/12 un projet de directive prévoyant une présomption de salariat pour les travailleurs de ces plateformes ». Jamais avare de cynisme, le porte-parole de Deliveroo, lui, félicite le tribunal : « C’est une bonne nouvelle pour les coursiers qui apprécient le travail flexible que Deliveroo permet » (18).
Une directive européenne pour encadrer la « présomption de salariat »
Avec le capitalisme du XXI ème siècle, nous en sommes là : les entreprises s’implantent sur un territoire, imposent leur modèle de contournement du droit social, et… Et puis on verra bien ! Postérieurement, peut-être, des textes seront édictés pour leur rappeler les réglementations en vigueur, voire pour les inviter à les respecter.
Dans le jardin des arguments des livreurs, une pierre de plus est aujourd’hui posée au niveau européen, dans une Résolution législative sur l’« Amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme » (1). Quel rôle pourrait jouer ce texte, adopté en première lecture le 24 avril 2024, pour les livreurs à vélo de Belgique ou d’ailleurs en Europe ?
Selon les estimations de la Commission, les quatre à cinq millions de personnes travaillant en Europe sous le régime de l’économie collaborative, ou sous statut d’indépendant, réalisent en réalité un travail salarié, avec un lien de subordination réel. Une requalification en ce sens permettrait donc à ces travailleurs de bénéficier d’une couverture sociale et des droits liés au salariat, notamment un salaire minimum. Selon le texte, chaque État doit mettre en place un mécanisme permettant aux travailleurs d’obtenir plus facilement un statut de salarié et, le cas échéant, de contester sa situation. Cette proposition de directive se construit sur trois axes : « L’introduction d’une présomption de salariat au profit des travailleurs de plateforme, la réglementation du management algorithmique des travailleurs de plateforme (indépendants et salariés), et l’obligation pour les plateformes de déclarer aux autorités administratives nationales les personnes prestant sur ces plateformes ainsi que les termes de leurs relations contractuelles avec elles » (2).
Nous nous penchons ici sur la « présomption de salariat », pour laquelle l’Observatoire social européen présente les cinq critères contenus dans la directive (3). Deux critères rencontrés sur les cinq sont suffisants pour requalifier la relation de travail en travail salarié.
Le travailleur de plateforme doit être considéré comme salarié si :
1. La plateforme détermine effectivement le niveau de rémunération du travailleur ;
2. Elle exige du travailleur de respecter des règles contraignantes (en matière d’apparence, de comportement vis-à-vis du client ou de performance de travail) ;
3. Elle supervise la performance du travail ou vérifie la qualité des résultats du travail, notamment par voie électronique ;
4. Elle restreint effectivement la liberté du travailleur, notamment par des sanctions, d’organiser son travail, et spécialement en ce qui concerne le choix des heures de travail, des périodes d’absence, d’accepter ou de refuser les tâches ou de faire appel à des sous-contractants ou des substituts ;
5. Elle restreint effectivement la possibilité pour le travailleur de constituer sa propre clientèle ou de réaliser un travail pour une tierce partie.
La Confédération européenne des syndicats (CES) s’est déjà prononcée à ce sujet : elle a pu établir que les plateformes les plus importantes en Europe remplissent la plupart de ces critères, sinon tous… Qu’en pense, pour sa part, notre interlocuteur syndical Martin Willems (lire également son interview) ? « La directive européenne, dont le texte final doit encore être approuvé, affirme deux éléments principaux : la présomption de salariat pour les travailleurs de plateforme, ainsi que la nécessité d’une transparence accrue pour ces entreprises. Sur le premier volet, cela se trouve déjà dans la loi belge, basée justement sur une version précédente du texte de la directive (lire l’encadré). L’idée était au départ d’avoir un texte valable pour toute l’Europe, mais après des pressions de certains États, l’obligation est que chaque État doit avoir un mécanisme de présomption de salariat, mais à sa façon. Pour une même entreprise, il serait donc possible qu’un livreur soit salarié et payé à l’heure dans un État, et qu’il preste dans d’autres sous statut indépendant. Les États ont deux ans pour transposer le texte, ce qui a donc déjà été réalisé en Belgique mais, pourtant, depuis deux ans ça n’a absolument rien changé chez nous. Évidemment, si les effets de la directive se confrontent à des plateformes refusant de changer leurs pratiques, couplées à des gouvernements qui n’appliquent pas les décisions, ça ne changera rien nulle part, qu’il s’agisse d’une loi nationale ou d’une directive européenne.
Sur le deuxième volet, la transparence, c’est bon à prendre parce qu’un des gros problèmes des plateformes est justement leur manque total de transparence, notamment sur leurs comptes, sur la manière dont fonctionne l’algorithme dirigeant le travail, etc. Mais vont-elles respecter ce texte ? À nouveau, ce texte est beaucoup moins exigeant que ce qui avait été évoqué, ou ce qui serait nécessaire. Surtout : à présent je suis comme Saint Thomas, j’y croirai quand j’en verrai l’application, tellement il semble que ces plateformes ont toute latitude. »
(1) Résolution législative du Parlement européen du 24 avril 2024 sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme (COM(2021)0762 – C9-0454/2021 – 2021/0414(COD))
(Procédure législative ordinaire : première lecture)
(2) « Quel statut social pour les travailleurs de plateforme ? Les (potentielles) avancées en droit social européen et belge », Emma Raucent, Researchpaper n°50, Observatoire social européen, Novembre 2022, p.13.
(3) Idem, p.14.
La directive européenne transposée anticipativement en droit belge
Avant même l’adoption du texte européen (lire l’encadré), le ministre belge de l’emploi, Pierre-Yves Dermagne (PS), a pris les devants (1). Son texte originel a fait l’objet d’âpres discussions au sein du gouvernement fédéral, suivies de changements réduisant ses ambitions. Cette loi, en vigueur depuis le début de l’année 2023, a notamment pour vertu « un renversement de la charge de la preuve. Désormais, c’est aux plateformes numériques donneuses d’ordres de prouver, en cas de contestation, que la relation de travail qui les lie à leur travailleur n’est pas une relation de salariat » (2).
Le texte reprend les cinq critères figurant dans le projet de directive européenne et permettant de déterminer si un prestataire est oui ou non un salarié, auxquels il en ajoute trois : « L’exploitant peut-il exiger une exclusivité au travailleur ? Utilise-t-il la géolocalisation à des fins autres que le bon fonctionnement de ses services de base ? Restreint-il la liberté du collaborateur dans la manière d’exécuter le travail ? » (3). Dans le cas où deux des cinq critères européens sont rencontrés, ou trois des huit de la loi belge, le travailleur doit être considéré comme salarié.
Sur la base de cette loi, trois livreurs de l’entreprise Uber Eats – travaillant avec le même système que Deliveroo – ont sollicité la Commission administrative de règlement de la relation de travail (CRT, émanation du SPF Sécurité sociale qui peut être sollicitée par tout travailleur, s’il pense travailler comme faux indépendant ou comme faux salarié), pour lui demander si leur activité ne devrait pas s’exercer dans les liens d’un contrat de travail. Le travail des demandeurs a été analysé selon les critères repris dans la nouvelle loi : la conclusion affirme que « la géolocalisation ouvre une très large possibilité de surveillance sur la façon dont un livreur effectue sa prestation, que la liberté du livreur est très relative compte tenu du fait que ce dernier doit se conformer à une série d’instructions ». L’avis souligne également que « le système de facturation inversée dépossède le coursier d’un volet de l’organisation de son travail, et que le prix de la livraison est fixé unilatéralement par la plateforme en dehors de toute possibilité de négociation ». La CRT affirme dès lors que la multinationale doit requalifier les liens en « relation de travail salariée, et assurer les droits afférents (salaire minimum, congés payés, assurance, etc.) et ce à partir du premier mai 2024 » (4).
Réaction de l’entreprise Uber Eats ? Elle continue simplement de prétendre que son modèle n’est pas compatible avec ce statut de salarié (pourtant utilisé par le concurrent Take Away) et a demandé à la justice de suspendre les décisions de la CRT. Aujourd’hui, le jugement sur le fond est tombé : le tribunal du travail de Bruxelles a débouté l’entreprise. Victoire pour les livreurs, à nouveau, incontestable ! Comment l’entreprise se conforme-t-elle à la décision judiciaire ? Tel que Deliveroo, mépris total : Uber Eats a envoyé un courrier recommandé aux trois livreurs, pour leur signaler une cessation totale de leur travail.
La justice vous donne raison, on vous vire ! Réaction des autorités politiques belges ? Aucune.
(1) « Loi portant des dispositions diverses relatives au travail. Chapitre 4. Économie de plateformes », signée par le Ministre du Travail, P.-Y. Dermagne, le Ministre des Affaires sociales, F. Vandenbroucke et le Ministre des Indépendants, D. Clarinval, 3 octobre 2022.
(2) « Des coursiers Uber Eats requalifiés en salariés : une décision qui pourrait tout bouleverser », Julien Bialas, Le Soir, 3 mai 2024, pp.2-3.
(3) Idem.
(4) « Débouté par la justice, Uber Eats se sépare de ses trois livreurs requalifiés comme salariés », Julien Bialas, Le Soir, 26 novembre 2024.
Deliveroo au-dessus des lois
Le 11 janvier 2022, l’auditorat du travail de Bruxelles a interjeté appel contre le jugement du tribunal du travail du 8 décembre 2021. La procédure d’appel durera quasiment deux longues années, pendant lesquelles les livreurs continuent, par tous les temps, à livrer des plats dans nos villes sans pouvoir vivre de leur travail… Le jour de l’audience, un livreur résume les enjeux devant le Palais de justice: « Certains jours on peut gagner dix à onze euros de l’heure, c’est assez rare. La plupart du temps on gagne de cinq à dix euros de l’heure, ce qui nous oblige à rester connecté vachement longtemps à l’application et à attendre les commandes toute la journée. Ce qu’on espère avec ce procès, c’est une clarification, c’est-à-dire qu’on a tous les désavantages des indépendants et tous les désavantages des salariés. La plateforme décide ou pas de nous envoyer des livraisons, elle décide le prix de la course, elle décide avec quel client on va travailler et elle dit comment on doit nous organiser. J’ai un collègue, il a appris ce matin que Deliveroo l’avait déconnecté, c’est à dire licencié de manière sauvage, juste parce qu’il mettait plus de temps à livrer… » (19). Dans le droit du travail, en 2024, signalons que le salaire horaire minimum en Belgique oscille, selon l’ancienneté, entre 13 et 14 euros.
Le 21 décembre 2023, le jugement tombe en appel : victoire totale pour les coursiers (lire également l’encadré ) La cour du travail condamne Deliveroo à requalifier la relation de travail la liant à ses coursiers en relation de travail salarié, et dès lors d’appliquer le régime de Sécurité sociale de rigueur. C’est très clair, « la transgression matérielle des normes de droit social en cause est incontestablement le fait libre et conscient de Deliveroo », précise la cour. « Du côté des 115 coursiers qui ont suivi en justice l’action de l’auditorat du travail, la satisfaction est de mise. ‘‘Nous sommes très contents de voir que la Belgique n’est pas le dernier pays d’Europe à trouver qu’il n’y a pas de problème à faire rouler des coursiers dans des conditions de travail décidées de A à Z par Deliveroo. Cette entreprise est un employeur, qui a des obligations d’employeurs’’, se réjouit Sophie Remouchamps, avocate de plusieurs coursiers » (20). Même en cas de recours de l’entreprise (ce que Deliveroo fera), celui-ci n’est pas suspensif. Il s’agit donc d’une victoire totale, sauf que… depuis cet arrêt, pourtant applicable immédiatement et publié depuis plus d’un an : rien.
À la suite du jugement, l’inertie du ministre des Finances de l’époque,Vincent Van Peteghem (CD&V) est totale. Du côté des parlementaires, des élues socialistes, Sophie Thémont (PS) et Anja Vanrobaeys (Vooruit) ont demandé à la Chambre, le 11 janvier 2024, que l’arrêt Deliveroo soit appliqué par le ministre. Que répond ce dernier ? La porte-parole du ministre déclare qu’ « il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. L’arrêt de la cour fait l’objet d’un pourvoi en cassation par Deliveroo » (21) ! Le cabinet évoque également un« conflit entre deux parties » (NDLR : l’action initiale est pourtant intentée par le ministère public au nom de la collectivité)et précise qu’ « il faut attendre ‘‘l’analyse de l’administration’’. Le SPF Finances promet ‘‘qu’il n’y a rien à dire à ce stade’’ » (22). Pourtant cette décision de justice entraîne dans son sillage de nombreuses conséquences administratives, sur les statuts et les obligations des travailleurs et des entreprises (lire à ce sujet l’encadré Chaos social, administratif et fiscal).
Effet d’un jugement sur la multinationale ? Zéro. Impunité totale. Il ne s’agit plus ici de complaisance politique, mais bien d’une inertie coupable, en regard d’une décision de justice applicable de suite. Le champ est laissé libre par l’exécutif fédéral. La preuve : en février 2024, soit deux mois après le jugement, Deliveroo annonce avec arrogance son extension sur le territoire belge, pour tenter d’atteindre chaque habitant de ce pays. La presse s’en émeut, en termes clairs, « Deliveroo trace sa route, au détriment de tous » (23). La journaliste précise alors que Deliveroo Belgique, ce sont 1,6 million d’euros de bénéfices réalisés en 2022, mais à peine 62.000 euros d’impôts qui finissent dans les caisses de l’État. Autant dire rien.
Au moment où ces lignes sont imprimées, malgré une décision claire de la justice, les livreurs continuent donc, par tous les temps, à livrer des plats dans nos villes, dans des conditions extrêmes d’exploitation… Quel message envoie le gouvernement aux travailleurs précaires ? Au monde du travail ? À l’ensemble de la société ? Dans l’esprit d’une population, que peut encore valoir une décision de justice, lorsque les élus décident de ne pas les appliquer ?
Jugement sans ambiguïté, gouvernement complice
L’arrêt de la Cour du travail, paru le 21 décembre 2023, est très clair. Il déclare que « tant au regard de la présomption légale qu’au regard des critères généraux, les modalités de la relation de travail nouée entre Deliveroo et les coursiers sont incompatibles avec la qualification de relation de travail indépendante et conduisent à conclure que cette relation doit être considérée comme une relation salariée et donc requalifiée ». L’arrêt dit également « pour droit que la demande de régularisation sur le plan de la Sécurité sociale et du droit du travail liée à la requalification de la relation de travail en relation de travail salariée est fondée dans son principe ; Dit pour droit que la SPRL Deliveroo Benelux est tenue d’appliquer et de respecter les conventions collectives de travail conclues au sein de la commission paritaire n°140 et la sous-commission paritaire n°140.03 ainsi que toute autre convention collective de travail applicable conclue au niveau interprofessionnel » (1). La commission paritaire 140 traite du transport routier de personnes, la sous-commission 140.03 est responsable des entreprises qui effectuent des transports routiers ou d’autres types de transport de marchandises pour compte de tiers. Les dispositions de ce secteur sont actuellement, et depuis plus d’un an, d’application en Belgique.
Que ne comprend pas le gouvernement belge, dans ces mots du jugement du 21 décembre 2023 ?
Une question se pose à nous toutes et tous, élémentaire : voulons-nous évoluer en démocratie ? En théorie, trois pouvoirs marquent ce système, le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Indépendant, en théorie, le pouvoir judiciaire peut prendre une décision forçant l’exécutif à appliquer des législations, ici faire respecter le droit du travail par une entreprise s’incrustant sur notre territoire. En pratique à présent, depuis le 21 décembre 2023, l’exécutif ignore une décision majeure de justice.
Conclusion (temporaire ?) : concernant les questions soulevées par les plateformes de livraisons de plats, la démocratie n’existe plus.
(1) Arrêt de la Cour du travail de Bruxelles, huitième chambre, 21 décembre 2023, pp.46-47.
- Par Gérald Hanotiaux (CSCE)
(1) Lire « Ubérisation : au tour du vélo ! » et « L’exploitation dans la bonne humeur ! », Ensemble 93, Avril 2017, pages 32-36.
(2) « Deliveroo trace sa route, au détriment de tous », Amandine Cloot, Le Soir, 14 février 2024.
(3) Pour les lecteurs et lectrices désireux d’approfondir les questions survolées ici, nous renvoyons vers le livre de Martin Willems, « Le piège Deliveroo. Consommer les travailleurs », éditions Investig’action, 2021. Présentation ici.
(4) Sur le site de l’entreprise. https://riders.deliveroo.be/fr/apply
(6) « Le piège Deliveroo. Consommer les travailleurs », Martin Willems, Éditions Investig’action, 2021, p.63. Les informations contenues dans la description des régimes de travail, dans ce texte, représentent de brefs résumés des développements de Martin Willems dans son ouvrage. (Voir la présentation du livre).
(8) « Coursiers à vélo et Deliveroo : les enseignements d’un combat social », Adrian Jehin, juin 2018, p.1.
(9) Idem.
(10) Idem
(11) « Grève des coursiers Deliveroo ce samedi : les clients invités à ne pas commander par solidarité », C.Bk avec Belga, Le Soir, 13 janvier 2018.
(12) « Une grève au finish votée par le Collectif des coursiers de Deliveroo », L’Avenir, 20 janvier 2018.
(13) Douglas Sepulchre, « Récit d’une lutte hors-piste », postface de l’ouvrage de Martin Willems, voir note 6, p.292.
(14) « Deliveroo reste stoïque face aux livreurs en grève, le dialogue reste ouvert », rtbf.be, 23 janvier 2018, cité par Martin Willems, voir note 5, au sein du chapitre 7, « Déni d’être employeur ».
(15) Martin Willems, op.cit., pp.85-86.
(16) Idem.
(17) L’auditorat du travail effectue les missions du ministère public pour toutes les matières qui relèvent de la compétence des tribunaux du travail. De manière générale, il doit intervenir lorsque les droits du citoyen en matière de Sécurité sociale et d’aide sociale sont en jeu. En cas d’infraction aux lois pénales sociales, l’auditorat du travail agit contre le contrevenant en qualité de ministère public, et ce, devant le tribunal correctionnel. (Site du ministère public www.om-mp.be)
(18) « Deliveroo : le tribunal ne touche pas au statut d’indépendant des coursiers », A.V. et Belga-BX1, 8 décembre 2021.
(19) « Le statut des coursiers Deliveroo débattu devant la Cour du travail », au micro de Gilles Joineau, BX1, 16 novembre 2023.
(20) « Deliveroo perd en appel, ses coursiers devront être requalifiés en salariés », Julien Balboni, L’écho, 22 décembre 2023.
(21) « Le statut des livreurs Deliveroo encore et toujours dans le flou », Amandine Cloot, Le Soir, 13 et 14 janvier 2024.
(22) Idem.
(23) « Deliveroo trace sa route, au détriment de tous », Amandine Cloot, Le Soir, 14 février 2024.