énergie
Bruxelles : le statut de client protégé au tribunal
La Fédération belge des entreprises électriques et gazières (FEBEG) veut faire annuler un arrêté du gouvernement bruxellois préservant la fourniture d’énergie de clients en défaut de paiement. Une remise en cause de l’encadrement social du marché de l’énergie.

Qui a dit que les questions de constitutionnalité étaient ennuyeuses ? Certainement pas les fournisseurs d’énergie, qui viennent d’introduire au Conseil d’État une demande d’annulation d’un arrêté du gouvernement bruxellois qui étend les critères d’obtention du statut de client protégé. Pour la deuxième fois en trois ans, les fournisseurs saisissent les tribunaux pour s’opposer à une mesure de protection sociale qui vise à garantir aux ménages les plus fragiles un accès stable à l’énergie. Comme pour le décret wallon attaqué en 2022, le point de friction concerne l’élargissement des critères donnant accès au statut de client protégé et au tarif social. À l’époque, la Région wallonne avait créé une nouvelle catégorie de clients protégés, dits « conjoncturels », englobant notamment « les victimes des inondations de 2021 ainsi que celles affectées par la COVID-19 ou la crise des prix de l’énergie ». (1) En janvier 2024, la Cour constitutionnelle a tranché en faveur de la Fédération belge des entreprises électriques et gazières (FEBEG), estimant que la Région wallonne avait outrepassé ses compétences (en empiétant sur celles réservées à l’État fédéral), et a annulé plusieurs articles du décret en question.
Au tour de Bruxelles
Aujourd’hui, c’est au tour de la région bruxelloise de subir l’assaut judiciaire des fournisseurs d’énergie. Le 16 mai 2024, le gouvernement bruxellois a adopté un arrêté visant à préciser les critères d’obtention du statut de client protégé. À peine l’arrêté publié, la FEBEG dégainait un recours en annulation devant le Conseil d’État, renouant ainsi avec une stratégie de contestation juridique bien rodée. Afin de protéger les ménages bruxellois vulnérables, la Coordination Gaz Eau Électricité Bruxelles (CGEE) a, pour sa part, décidé d’intervenir dans cette procédure par le truchement de deux de ses membres, la Fédération des Services Sociaux (FDSS) et le Collectif Solidarité contre l’exclusion (CSCE), qui ont déposé une requête en intervention devant le Conseil d’État. Cette requête leur permettra de faire entendre leurs arguments devant la juridiction administrative.
Le statut de client protégé : un rempart face à la précarité
Le statut de client protégé bruxellois est une composante essentielle de l’organisation de la protection sociale mise en place en contrepoint à la libéralisation des marchés du gaz et de l’électricité, dans un contexte où la Région de Bruxelles-Capitale fait face à une réalité socio-économique particulièrement difficile : 39 % de sa population se trouve en situation de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, un chiffre très élevé en comparaison des 19 % enregistrés au niveau national (2). De surcroît, le bâti bruxellois, vétuste et mal isolé, expose davantage les habitants à la précarité énergétique, aggravant la situation des foyers à faibles revenus.
Lorsque la libéralisation des marchés de l’électricité et du gaz est entrée en vigueur en 2007, Bruxelles s’est trouvée confrontée à une interrogation majeure : comment protéger contre les risques de coupures d’énergie une population déjà fragilisée?? Selon les indicateurs de l’enquête SILC de 2004, 5 à 6 % des ménages bruxellois souffraient d’un endettement problématique, une situation rendant difficile, voire impossible, le paiement de leurs factures d’énergie. (3)
Avec la libéralisation, la relation entre les ménages et leurs fournisseurs est devenue contractuelle… Or, on le sait, un contrat, ça se rompt lorsqu’une des parties ne respecte pas ses engagements. En cas de non-paiement, la résiliation devient une menace concrète avec le risque pour les ménages que leur accès à l’énergie soit purement et simplement coupé. La fourniture d’énergie n’étant pas un service anodin, mais une nécessité vitale, Bruxelles a dû trouver une solution pour éviter que les plus vulnérables soient laissés sur le carreau.
La réponse du législateur fut multiple prévoyant notamment l’obligation pour les fournisseurs de faire offre à tous, une durée de trois ans pour les contrats, l’attribution aux juges de paix de la compétence pour les décisions de coupures et… la création du statut de client protégé. Ce dispositif permet de suspendre temporairement les contrats d’énergie pour les ménages avec des dettes d’énergie et de les transférer vers un fournisseur de dernier recours, en l’occurrence Sibelga, tout en bénéficiant d’une fourniture au tarif social. Ce mécanisme donne aux ménages la possibilité de régulariser leurs dettes tout en continuant à bénéficier de l’approvisionnement énergétique au tarif social. L’objectif ? Éviter la création d’un système à deux vitesses où les plus pauvres seraient définitivement exclus du marché de l’énergie. Le contrat n’est pas résilié, mais suspendu, permettant ainsi aux bénéficiaires de réintégrer le marché une fois leur situation financière stabilisée.
La question de la compétence...
Le premier argument de la FEBEG repose sur une question de compétences. Comme dans le cas du décret wallon de 2022, les fournisseurs d’énergie estiment que la Région bruxelloise empiète sur un domaine réservé au législateur fédéral. En effet, les questions tarifaires et la fixation des critères pour bénéficier du tarif social relèvent de la compétence exclusive de l’État fédéral. L’élargissement de ces critères par le législateur bruxellois constituerait donc, selon la FEBEG, une violation des règles de répartition des compétences. Par cette argumentation, la FEBEG minore les compétences régionales. Il est, en effet, bien établi que la protection des clients vulnérables fait partie des compétences régionales, de même que la distribution d’énergie. Or, le statut de client protégé permet d’éviter les coupures d’énergie pour les personnes en situation de précarité. Une telle protection doit bien être définie au niveau régional. La compétence régionale est d’ailleurs importante pour permettre de tenir compte du contexte très particulier de Bruxelles.
Celle de l’indépendance...
Le second argument avancé par la FEBEG concerne le manque d’indépendance de Sibelga, le gestionnaire des réseaux de distribution d’électricité et de gaz naturel à Bruxelles. En effet, lorsqu’un client protégé se voit temporairement suspendre son contrat auprès de son fournisseur commercial, il est transféré chez Sibelga, qui devient alors responsable de sa fourniture d’énergie au tarif social. Cette double casquette de Sibelga, à la fois distributeur et fournisseur, est jugée problématique par la FEBEG, qui cite l’article 35 de la directive européenne sur l’électricité. Cet article dispose que les gestionnaires de réseaux de distribution (GRD) doivent être « indépendants, au moins sur le plan de la forme juridique, de l’organisation et de la prise de décision, des autres activités non liées à la distribution ». Pour la FEBEG, en l’état actuel des choses, cette exigence d’indépendance n’est pas respectée à Bruxelles, où Sibelga exerce des activités de distribution et de fourniture (pour les seuls clients protégés), ce qui contreviendrait aux directives européennes. Dans leur intervention, la FDSS et le CSCE s’opposent totalement à cette lecture des textes européens par la FEBEG. Certes, la directive européenne citée oblige à l’indépendance des différentes activités des GRD, mais cela, uniquement dans la mesure où les activités en cause sont des activités commerciales. Tel n’est pas le cas ici. La fourniture des clients protégés est une obligation sociale (et non une opportunité commerciale) pour Sibelga, qui en supporte d’ailleurs le coût. Il est important de rappeler cette différence afin d’éviter que certains acteurs clés, tels que Sibelga, se retrouvent empêchés d’assurer les missions sociales qui leur ont été confiées.
Et « trop » de service public ?
Enfin, le troisième argument porte sur la disproportion des obligations de service public (OSP). Les OSP sont des responsabilités imposées par les pouvoirs publics à certaines entreprises, notamment dans les secteurs clés comme l’énergie, les transports ou les télécommunications, afin de garantir que des services essentiels soient fournis de manière équitable, continue et à un coût raisonnable à l’ensemble de la population, y compris aux groupes les plus vulnérables. Le statut de client protégé constitue l’une de ces obligations de service public imposées au marché : les fournisseurs ne peuvent pas rompre un contrat lorsqu’une personne est protégée et un tarif « hors marché » est alors appliqué en faveur des personnes endettées. Selon la FEBEG, cette obligation serait « disproportionnée » et porterait une trop grande atteinte aux droits des fournisseurs d’énergie qu’elle représente. Tel n’est évidemment pas le point de vue des acteurs sociaux dont l’expérience de terrain a permis d’évaluer la grande nécessité de ce statut qui évite des coupures d’énergie à des ménages précaires. À l’inverse de la FEBEG, les acteurs sociaux (et en l’occurrence la FDSS et le CSCE) insistent donc sur le fait que le marché ne fait pas seul la loi et que, même dans le cadre d’un marché libéralisé, la collectivité conserve des marges de manœuvre. Ce d’autant plus dans un domaine où il s’agit de garantir des besoins de base qui font partie intégrante du droit de chacun à vivre conformément à la dignité humaine.
Le résultat potentiel du recours…
Si les arguments de la FEBEG sont entendus, c’est l’ensemble de l’édifice du statut de client protégé dont la légalité sera remise en cause. Il serait même possible qu’in fine ce dispositif soit annulé rétroactivement. Dans un tel cadre, les personnes qui bénéficiaient de ce statut pourraient être renvoyées pour le passé vers leur fournisseur commercial et se retrouveraient donc subitement débitrices d’arriérés de facture d’énergie (le tarif commercial étant supérieur au tarif dont bénéficient les clients protégés).
…et l’objectif réel poursuivi par la FEBEG
À s’y pencher de plus près, le recours de la FEBEG peut étonner. Pourquoi, en effet, les fournisseurs d’énergie voudraient-ils absolument mettre fin au statut de client protégé ? Dans son fonctionnement, ce statut les « débarrasse » pourtant des ménages précarisés qui ont accumulé des dettes. La FEBEG a beau jeu d’écrire qu’elle « partage le postulat selon lequel l’accès à l’énergie constitue un besoin essentiel pour les citoyens et qu’il convient donc que le cadre réglementaire offre une protection suffisante pour l’ensemble des consommateurs. Toute la question est de définir jusqu’où la responsabilité du fournisseur porte et à partir de quand cette responsabilité doit être mutualisée et assumée sur les deniers publics. Actuellement, le coût de cette protection dans le régime bruxellois est très largement abandonné à charge des fournisseurs, acteurs commerciaux, alors que les pouvoirs publics s’en exonèrent pour une grande partie.» (4)
Reste qu’on n’aperçoit pas en quoi le statut de client protégé constituerait un « coût » pour les fournisseurs. Peut-on véritablement supposer que ces derniers se désolent de ne pouvoir fournir un nombre assez modeste de ménages qui éprouvent des difficultés de paiement ? Risquons donc deux hypothèses sur les objectifs réels de la FEBEG. Ce qui chagrine les fournisseurs semble être le fait que l’État ne les subventionne pas directement pour assurer la fourniture d’énergie aux ménages précarisés. Ainsi, dans son recours, la FEBEG formule diverses « solutions », censées pouvoir remplacer le statut de client protégé. Elle propose par exemple l’octroi de primes aux ménages ou des diminutions d’impôts en faveur des clients vulnérables. Le libre fonctionnement des marchés, bien sûr, mais celui-ci est encore plus merveilleux lorsque l’État peut directement venir assurer les profits des acteurs privés.
Par ailleurs, si le statut de client protégé venait à être déclaré illégal, c’est l’ensemble de l’équilibre du système de protection bruxellois qui devrait être rediscuté. Celui-ci est depuis longtemps la cible des acteurs de marché (qui s’insurgent notamment contre le fait qu’un contrat d’énergie ne peut être résolu qu’après une décision du juge de paix). Il n’est donc pas interdit de penser que la FEBEG espère qu’une victoire judiciaire lui permettrait ensuite de négocier une «?remise à plat?» du système bruxellois qui lui soit plus favorable. Le recours introduit vient donc nourrir la contestation plus large de la FEBEG concernant le cadre bruxellois de protection des consommateurs, tout en révélant les tensions entre impératifs sociaux et intérêts économiques.
Une contestation d’ordre politique et économique
Cette démarche traduit une stratégie politique claire : obtenir un aménagement des obligations pesant sur les fournisseurs d’énergie dans le cadre de la solidarité sociale. En d’autres termes, pour les énergéticiens, la protection du consommateur est admissible dans la mesure où les pouvoirs publics financent directement ou indirectement les consommations commerciales des consommateurs (et donc les bénéfices des fournisseurs). La FEBEG souhaite, par contre, réduire la participation directe ou indirecte des fournisseurs aux protections sociales.
C’est pour défendre un point de vue opposé que la FDSS et le CSCE ont déposé leur requête en intervention devant le Conseil d’État. Par cette intervention, ils répondent point par point aux arguments développés par la FEBEG et plaident pour préserver la marge de manœuvre de la puissance publique et donc la capacité de celle-ci à protéger les personnes vulnérables. Cette bataille judiciaire n’est que la dernière en date dans un conflit plus large entre intérêts privés et nécessité publique. La suite s’écrira dans les prochains mois, mais l’issue de ce combat pourrait bien redéfinir l’avenir de la solidarité énergétique à Bruxelles et au-delà.
- Par Quentin Marissal et Antoine Printz (CSCE)
(1) Cour constitutionnelle, Communiqué de presse arrêt 14/2024, 25 janvier 2024, en ligne : https://www.const-court.be/public/f/2024/2024-014f-info.pdf
(2) Arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale modifiant l’arrêté du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale du 4 octobre 2007 portant précision des critères spécifiques et de la procédure relatifs à l’attribution du statut de client protégé par la Commission de régulation pour l’énergie en Région de Bruxelles-Capitale.
(3) Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (2024). Baromètre social, 2023. Bruxelles : Vivalis.brussels.
(4) FEBEG, Consultation sectorielle « marchés de l’énergie » : Réaction FEBEG, 25 octobre 2023