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Presse écrite : une « responsabilité sociale » plutôt qu’un cordon

Alors que le secteur des médias audiovisuels francophones, dans la foulée des élections de 1991, initie le concept du « cordon sanitaire médiatique », et que le CSA, le gendarme de l’audiovisuel, l’impose légalement en 2011, la presse écrite francophone le pratique également, mais de manière volontaire, en-dehors de toute contrainte légale.

Les médias francophones de presse écrite ont eux aussi, comme les médias audiovisuels, réfléchi à la manière de traiter les formations non démocratiques et leurs thématiques de prédilection. Déjà dans les années 1970 et 1980, alors que certains représentants de partis démocratiques tenaient ouvertement des propos racistes et d’exclusion – on songe particulièrement à Roger Nols, dissident du PRL et du FDF, et bourgmestre de Schaerbeek entre 1970 et 1986 -, la presse s’interrogeait sur sa responsabilité. Les rédactions (ou du moins certaines d’entre elles), les universités et le secteur associatif, réfléchissaient à la manière de combattre les ferments du racisme et de l’exclusion.

Le sursaut de la société civile

Mais c’est à la suite des élections du 24 novembre 1991 que la mobilisation se fait plus intense, en réaction aux scores inédits de l’extrême droite, surtout en Flandre, mais également en Belgique francophone. Devant ces résultats, de nombreuses associations, tant flamandes que francophones, se mobilisent contre le racisme.Des associations se regroupent sous l’emblème « Charta 91 » et « Charte 91 », appelant les élus démocratiques à s’engager à ne pas conclure d’accord avec les partis d’extrême droite. Le philosophe et politologue Vincent de Coorbeyter se souvient de cette époque et de ce rassemblement, dont il était l’un des instigateurs : « Charte 91 a joué un rôle dans le tissage d’un cordon sanitaire à l’égard de l’extrême droite. Et je ne parle pas ici uniquement d’un cordon au plan politique – tenir l’extrême droite à l’écart du pouvoir -, mais aussi d’un cordon médiatique et intellectuel, avant que l’expression ne soit utilisée, et avant que le moindre texte de référence et le moindre accord à ce propos ne sortent des limbes.Il y a eu une sorte d’élan collectif du monde associatif, des médias, des intellectuels, des partis, pour éviter d’alimenter certaines thématiques, autour de l’immigration notamment, et en tout cas pour éviter d’en parler dans les termes qui étaient ceux de l’extrême droite. » (1)

Un questionnement médiatique commun…

Si le cordon sanitaire médiatique a été conçu à l’origine par et pour les médias audiovisuels, là où le format des « directs » complique sensiblement l’intervention des journalistes et leur travail de mise à distance,assez vite, la presse écrite s’est engagée dans ce sens. Il fut un temps où la presse néerlandophone était de la partie : « En 1999, à l’initiative de l’organisation bruxelloise ‘‘Extrême droite ? Non, merci’’, des scientifiques et des journalistes flamands ont élaboré un certain nombre de recommandations sur la manière de traiter l’extrême droite, rappelle la politologue Leonie De Jonge, chercheuse au département de Science politique de l’Université de Cambridge (2). Ils se sont basés principalement sur les directives néerlandaises et ont conseillé aux rédactions flamandes de se limiter à ne donner la parole qu’aux seuls porte-parole officiels de l’extrême droite. Et, par exemple, d’éviter de mentionner l’extrême droite dans les titres de journaux ou de publier des lettres de lecteur ou des tribunes en provenance de l’extrême droite. »

… avant le tournant flamand

« L’attitude des médias flamands envers la droite radicale a complètement changé au débat des années 2000, poursuit Leonie De Jonge. A mesure que le Vlaams Blok gagnait en influence, la couverture médiatique devenait de plus en plus nuancée. (…) L’année 2004 marque le tournant officiel. Cette année-là, le Vlaams Blok est condamné pour racisme et se rebaptise Vlaams Belang. C’est également l’année où ce parti atteint son apogée électoral avec 24% des voix en Flandre. Pour les médias, c’était un signal pour traiter de plus en plus le parti comme un acteur ‘‘normal’’. »

Pas de cordon sanitaire médiatique qui vaille, donc, dans la presse écrite néerlandophone. Cela ne veut pas dire que le parti d’extrême droite a, toujours et partout, été traité comme un parti « ordinaire » : alors qu’en 2004 déjà, De Standaard accordait une tribune libre à Filip Dewinter, le Morgena attendu 2016 avant de publier pour la première fois un long entretien avec la figure de proue du VB à Anvers. Et ce journal n’a jamais parlé de (ou fait parler) l’extrême droite avec la complaisance affichée, par exemple, par la Gazet van Antwerpen. Quand on sait qu’un Anversois sur trois vote en faveur de l’extrême droite, on comprend qu’il soit compliqué, pour un journal populaire enraciné dans la région, de snober, voire de critiquer un parti plébiscité par la population qui s’avère être également le lectorat dudit journal…

Ce n’est pas l’ ‘‘extrême’’ qui est visé

La création du le Conseil de Déontologie Journalistique (CDJ), l’organe d’autorégulation du secteur de la presse écrite, en septembre 2009, donne un coup d’accélérateur à la réflexion autour des responsabilités de la presse écrite. En octobre 2013, il édite la première version du Code de déontologie journalistique ; en avril 2015, sa Directive sur l’identification des personnes physiques dans les médias ; en juin 2016, sa Recommandation pour l’information relative aux personnes étrangères ou d’origine étrangère et aux thèmes associés, etc.

Filip Dewinter tout sourire, à la une de Knack le 2 avril 2003. Les médias du nord du pays n'ont jamais pratiqué le cordon sanitaire médiatique.
Filip Dewinter tout sourire, à la une de Knack le 2 avril 2003. Les médias du nord du pays n'ont jamais pratiqué le cordon sanitaire médiatique.

Avant cela, la première Recommandation évoquant explicitement le traitement à réserver aux partis antidémocratiques date de novembre 2011. Réactualisée pour la deuxième fois en juillet 2023, elle aborde les questions déontologiques qui se posent dans le cadre du traitement des sujets politiques, en règle générale et de façon plus aigüe en période électorale. « Les rédactions sont invitées à ne pas donner l’accès direct à l’expression des candidats, listes, partis, mouvements… qu’elles identifient comme liberticides ou antidémocratiques, ou dont elles constatent que leur programme ou leur discours entre en contradiction avec les lois réprimant le racisme, le sexisme, la discrimination ou le négationnisme » (3).

A ce stade, deux constats s’imposent. Un : la Recommandation du CDJ n’évoque pas explicitement l’extrême droite. « Ce n’est en effet pas l’ ‘‘extrême’’ qui fait la règle, explique Muriel Hanot, secrétaire générale du CDJ, mais bien la nature antidémocratique ou liberticide du parti, de la formation. » Deux : C’est bien l’accès direct, sans contextualisation ni mise en perspective journalistique qui est déconseillé. « Il ne s’agit évidemment pas d’enjoindre les rédactions à ne pas parler de l’extrême droite ou d’autres partis antidémocratiques, précise Hanot, ni même d’inviter à ce que leurs représentants ne soient pas interviewés par les journalistes. On peut – on doit – bien évidemment en parler, on peut même leur donner la parole, mais avec une mise à distance, des explications, un travail de décodage journalistique. Toute info, toute interview, doit en principe s’accompagner d’un travail journalistique. Mais la nécessité est encore plus impérieuse lorsqu’il s’agit de partis liberticides, car ces gens-là usent de simplismes, de mensonges, de caricatures, de raisonnements biaisés qu’il n’est pas toujours simple de démonter. »

Les journalistes ont une responsabilité vis-à-vis de la société

Une autre particularité du texte du CDJ : il ne parle pas de « cordon sanitaire médiatique », et pour cause puisqu’il juge cette appellation malheureuse. Pour quelle raison ? D’abord, parce que l’on pourrait le confondre avec le cordon sanitaire politique – celui qui s’impose aux responsables politiques, et qui vise à exclure les partis antidémocratiques du pouvoir -, lequel comporte également un volet médiatique (les politiques s’abstiennent en principe de débattre dans les médias avec un.e représentant.e de l’extrême droite, du moins du côté francophone). Ensuite, parce qu’il pourrait être interprété comme une interdiction de parler de/avec l’extrême droite alors que, on l’a vu plus haut, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. « Le CDJ invoque la clause de responsabilité sociale des journalistes, insiste Muriel Hanot. Le ‘‘cordon sanitaire médiatique’’ n’est rien d’autre que cela : il renvoie aux principes de déontologie journalistique et au chapitre sur la responsabilité sociale des journalistes, qui dit qu’il faut faire attention aux effets prévisibles de l’info sur les tiers, et que les journalistes s’interdisent toute incitation même indirecte à la discrimination, au racisme et à la xénophobie » (4). « Le journaliste est comptable de ce qu’il écrit aux yeux de ses pairs et aux yeux de la société, abonde Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association générale des journalistes professionnels de Belgique (AGJPB), il doit donc garder la maîtrise éditoriale sur les propos tenus par ses interlocuteurs. »

Qui décide et comment ?

Reprenons : la Recommandation du CDJ indique que« les rédactions sont invitées à ne pas donner l’accès direct à l’expression des candidats, listes, partis, mouvements… qu’elles identifient comme liberticides ou antidémocratiques ». Ainsi, ne pas donner l’accès direct à l’expression de certaines personnes ou formations relève de la seule liberté éditoriale des rédactions : « Chaque rédaction est amenée, en vertu de sa responsabilité éditoriale, à trancher en la matière en étayant sa décision et en se basant pour ce faire sur des faits avérés et des sources crédibles dont, le cas échéant, des décisions de justice et des avis d’experts ou d’institutions de référence comme Unia » (5 et 6). « Le journal concerné doit pouvoir motiver sa décision, insiste Muriel Hanot. S’il estime qu’un parti est liberticide, c’est à lui – et non, par exemple, au CDJ – d’expliquer pourquoi, et l’argumentation doit reposer sur des bases solides. Si un média donne la parole à un parti antidémocratique sans l’encadrer d’un vrai travail journalistique, il légitimise cette parole et trahit la responsabilité sociale de la presse. Mais s’il prive quelqu’un de l’accès à ses colonnes de manière arbitraire, sans pouvoir défendre sa position devant le lectorat ou les institutions, tel le Conseil d’Etat, qui pourraient être saisies d’une plainte, il la trahit également. »

Un moment de flou…

Les choses ne sont pas toujours aussi simples qu’il y paraît. Avant d’être clairement identifiées comme des partis ou groupuscules d’extrême droite, les formations qui émergent ne sont pas toujours faciles à cerner car leur programme n’est pas encore connu : il y a donc un moment de « flou » durant lequel on n’a pas l’absolue clarté sur le positionnement du candidat ou du parti. Ainsi par exemple, aux débuts du Parti Populaire (PP) certains au sein du monde médiatique hésitaient à lui opposer l’étiquette d’ « extrême droite », et Mischaël Modrikamen (l’avocat des « petits actionnaires » de Fortis) a eu droit à plusieurs interviews dans la presse francophone. Dont ce débat – mémorable – publié sur le site internet de La Dernière Heure, le 15 mai 2019, entre Modrikamen (PP) et Alain Destexhe (Listes Destexhe), qui s’est soldé par un « Tu es un facho, ciao », lancé par le transfuge du MR au président du PP. Modrikamen est-il d’extrême droite ? Plus ou moins que ne l’est Destexhe ? « Des divergences d’analyse sont possibles, qui conduisent à des choix éditoriaux différents, indique le CDJ. En effet, des sources différentes peuvent apporter des informations en sens divers et les experts consultés peuvent eux-mêmes être en désaccord sur l’interprétation du positionnement idéologiques des partis, listes, mouvements ou candidats concernés. Chaque rédaction peut librement apprécier la crédibilité, le poids ou la pertinence de ces sources pour étayer son choix, qui ne sera pas nécessairement le même que celui d’une autre rédaction » (7).

… et une part de subjectivité

Ainsi : Drieu Godefridi, le nouvel homme lige de la N-VA en Wallonie, doit-il être considéré comme un représentant de l’extrême droite, alors même que la N-VA est rangée dans les partis démocratiques ? La question peut s’appliquer aussi à Theo Francken, élu flamand de la N-VA dont les propos sont à bien des égards dignes de l’extrême droite. Les médias francophones doivent-ils s’abstenir de les inviter dans leurs colonnes ou sur leurs plateaux – car la question vaut aussi, évidemment, pour la presse audiovisuelle -, sous peine d’être accusés de rompre le cordon sanitaire médiatique ? Telle est en tout cas la position sans équivoque de la Coordination Antifasciste de Belgique et du Front AntiFasciste (lire l’interview de Julien Dohet).

Mais cette position n’est pas partagée par tous les observateurs, dont certains défendent, avant tout, la liberté d’expression et, pour contrer les arguments de leurs invités aux positionnements limites, un journalisme de qualité et bien préparé…

En outre, qualifier l’un ou l’autre membre d’un parti démocratique (fût-il situé bien à droite de l’échiquier politique) d’ « extrême droite » ne relève pas de la science exacte. Il s’agira le plus souvent d’une appréciation qui, même si elle doit être argumentée, est néanmoins étroitement liée au positionnement éditorial et à l’orientation politique du média concerné.

(1) Aujourd’hui, le secteur associatif et syndical est toujours fortement mobilisé contre l’extrême droite. Citons notamment La Coalition du 8 mai (une alliance de syndicats, d’organisations et de personnalités de la société civile, des milieux culturels et académiques), La Coordination antifasciste belge (qui réunit les 3 Régions du pays), le Front AntiFasciste 2.0, etc.

(2) « Comment les médias flamands traitent les partis populistes de droite », Leonie De Jonge, in la Revue Politique, avril 2021.

(3) La « clause de responsabilité sociale et démocratique », 10 questions et un peu d’histoire pour comprendre le « cordon sanitaire médiatique » CDJ, 7 juillet 2023.

(4) Code de déontologie journalistique du 16 octobre 2013, 3è édition augmentée 2023, article 28.

(5) « Lutte contre l’extrême droite en Belgique. I. Moyens légaux et cordon sanitaire politique », partie « Mise en œuvre », Benjamin Biard in Courrier hebdomadaire du Crisp, 2021, n°2522, 2523.

(6) La « clause de responsabilité sociale et démocratique », 10 questions et un peu d’histoire pour comprendre le « cordon sanitaire médiatique » CDJ, 7 juillet 2023.

(7) La « clause de responsabilité sociale et démocratique », 10 questions et un peu d’histoire pour comprendre le « cordon sanitaire médiatique » CDJ, 7 juillet 2023.

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